Les
Poussières de l'effacement
Roman
de Gamal Ghitany traduit de l'arabe par Khaled Osman
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Les jours
et les nuits
D'une sensibilité à fleur
de peau, s'émouvant pour un rien, Gamal Ghitany a toujours été un
angoissé. Le passage de la soixantaine n'a rien arrangé. Chez lui,
cette propension à broyer du noir frôle parfois la panique, surtout
depuis une délicate opération chirurgicale subie aux Etats-Unis,
qui lui a fait craindre de mourir "en exil". Les Carnets
que rédige depuis une dizaine d'années ce grand écrivain égyptien
en portent la marque. Ce n'est pas un journal, mais une exploration
de la mémoire, "ces poussières envolées", fragments de scènes
anciennes, bribes de conversations, parfums fugaces... Pourquoi
tel instant anodin resurgit-il, alors que des périodes précieuses,
qui semblaient ineffaçables, ont sombré dans l'oubli ? "Où se
produit cette sélection ? Qui en est le maître d'oeuvre ?"
Pour son malheur - et pour
notre chance -, Ghitany dort peu et très mal. Une partie de ses
nuits est occupée par la lecture, la rêverie et l'écriture.
Ce cinquième volume des Carnets (le [premier à être]traduit
en français) passe en revue des personnes qu'il a rencontrées ou
aimées, des lieux qu'il a traversés, des nourritures qu'il a savourées,
des textes qui l'ont bouleversé, des bruits, des odeurs, des couleurs[...]
Contrairement à son maître,
Naguib Mahfouz, qui était un sédentaire irréductible, vissé à son
quartier, Gamal Ghitany a beaucoup voyagé. Dans ses Carnets, il
est régulièrement question d'une chambre d'hôtel, d'un voisin en
avion ou d'un passage en douane, mais les
chapitres les plus délicieux concernent le quartier de son enfance,
à l'ombre des minarets. Cela nous vaut une formidable galerie de
portraits, rappelant La
Mystérieuse Affaire de l'impasse Zaafarâni (Actes Sud, 1997).
En évoquant le salon de
coiffure d'Osta Sayyed, l'écrivain redevient l'enfant craintif que
le barbier terrorisait. Il se souvient aussi d'Ahmad-la-Morsure
qui plantait ses dents dans la chair d'un passant et ne sortait
de cet état de frénésie que lorsqu'on lui caressait le lobe de l'oreille.
Ou de l'ingénieux Abou Ghazala qui savait détourner les installations
électriques publiques pour offrir, moyennant quelques piastres,
de la lumière à des familles peu fortunées. Et comment oublier la
somptueuse Ferial, au charme vénéneux, dont chaque apparition à
la fenêtre mettait tout le quartier en émoi ! Son pauvre mari était
incapable de la satisfaire : la nuit, elle ressassait ses frustrations
sexuelles, ne cessant de se retourner dans son lit, dont les craquements
troublaient le sommeil de son entourage...
Rien ne nous
garantit que ces tableaux correspondent exactement à la réalité. N'ont-ils
pas été déformés par la mémoire, enrichis par le romancier, transfigurés
par l'écriture ? Mais c'est justement tout leur intérêt. Nous sommes
bel et bien devant une oeuvre littéraire. Certains
de ces courts chapitres sont des bijoux. Ils pourraient faire chacun
une nouvelle ou même la matière d'un roman.On y retrouve d'ailleurs
des personnages ou des scènes déjà écrites par Ghitany : l'officier
reconverti dans le privé (L'Epître des destinées, Seuil, 1993);
la mort du père (Le Livre des illuminations,
2005);le marchand de fèves (Au plus
près de l'éternité, 2007)... Certaines figures n'ont pas d'âge.
Comme ce chauffeur routier, qui s'endormait au volant. "Ne t'inquiète
pas, avait-on dit au jeune Gamal affolé par ses ronflements,
il connaît si bien le trajet qu'il peut l'effectuer les yeux fermés."
C'est l'Egypte de tous les jours, l'Egypte éternelle.
Pour réveiller
sa mémoire, l'écrivain ne possède guère de photos : elles lui ont
été subtilisées un jour d'octobre 1966 par l'officier venu l'arrêter
pour raisons politiques. Ses six mois d'internement font partie des
mauvais souvenirs qu'il aurait préféré oublier. "Ne viendra-t-il
pas un jour où nous pourrons plier la mémoire à notre volonté, convoquant
ce que nous désirons et repoussant ce que nous abhorrons ?" [...]
"J'ai entrepris de consigner
ce qui a surnagé, écrit Gamal Ghitany. Je n'ai pas cherché
l'ordonnancement, je n'ai point poli ma narration." Il
est permis d'en douter après avoir savouré ce texte remarquablement
écrit et servi par une traduction subtile.
Robert SOLE, LE MONDE
DES LIVRES, 20 novembre 2008
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L'obsession
du temps
Dessinateur
de tapis, journaliste, auteur de Zayni
Barakat (1985), d'Epître des destinées (1993), de L'Appel
du couchant (2000) et surtout du monumental
Livre des illuminations (2005)
qui lui apporte une consécration internationale, Gamal Ghitany s'est
imposé, par la seule force de son talent, comme un écrivain de tout
premier plan.
Parvenu au seuil de la
retraite, un homme se penche sur son passé. À la suite d'une banale
conversation, le narrateur se rend compte qu'il est au seuil de
la retraite: "C'est la première fois que je suis confronté à
un événement concret, une balise qui vient me rappeler que je m'approche
de l'échéance." L'effet de cette réalité le stupéfie ; il en
prend séance tenante la mesure: "Pourquoi parais-je si dérouté,
si interloqué comme quelqu'un qui aurait perdu ses repères?"
Il jette les yeux au-dehors, rien ne paraît changé. Mais le séisme
intérieur a été profond et sa vision de la vie, du passé et de l'avenir
en est bouleversée. La retraite, qui jusque-là était un mot qui
n'appartenait pas à son vocabulaire, s'incarne désormais dans le
réel et s'y matérialise. "L'idée qui s'exprime là est celle d'une
vie désormais forclose, de l'entrée dans un âge différent, où la
remémoration du passé prend le pas sur l'appréhension de
l'avenir." Le narrateur entre dans un âge où les instants sont
plus que jamais comptés, où l'intérêt pour les êtres et les choses
s'émousse. "Il n'y a plus rien à cueillir dans des jours défleuris",
disait Chateaubriand.
Sa mémoire lui déroule
des fragments de son passé sur le mode des associations libres :
les souvenirs s'attirent, les scènes du passé s'évoquent par contiguïté,
ressemblance ou contraste. Tout en avouant ignorer ce qui fait surgir
"des limbes où elles sommeillent ces poussières laissées par
l'oubli pour les ramener dans notre conscience ou dans notre champ
de vision : fragments de scène, bribes de conversations, effluves
odorants, des impressions évanescentes sans existence sensible,
et qui pourtant parviennent à elles seules à ressusciter toute une
époque", le narrateur met sa mémoire au
rouet pour extraire de son passé de précieux détails sur les êtres
aimés, les quartiers fréquentés, les choses auxquelles il tient.
Les souvenirs d'enfance surgissent ; l'un d'eux l'a particulièrement
marqué : l'enfant Gamal est terrorisé par une sorte de croquemitaine,
Ahmad-la-morsure, qui avait coutume de mordre les poignets et en
s'y prenant de telle manière qu'il "devenait difficile de s'en
débarrasser ou simplement de le faire lâcher prise". D'autres
images affluent, l'évocation d'une femme nue, une nymphe évanescente
qui apparaît à sa fenêtre ; les voyages de l'auteur à l'étranger,
ses pérégrinations à Abydos, lui fournissent l'occasion de sonder
l'énigme du temps.
S'il fallait caractériser
les romans de Gamal Ghitany, ce serait l'obsession du temps, et
plus particulièrement le rapport du temps à l'éternité, qui retiendrait
l'attention.[...] Quels que soient les textes que publie l'écrivain
égyptien, la question demeure : comment saisir ce qui n'est jamais,
mais sans cesse devient ? Entre deux termes, la naissance et la
mort, la vie s'écoule dans un temps dont nous sommes, pour ainsi
dire, les otages et dont seul le mystique prétend s'évader. À
partir de ses réflexions sur la fuite inexorable du temps se dégage
l'idée que l'écrivain égyptien se fait de l'acte d'écrire. À ses
yeux, la littérature est une tentative prométhéenne de surmonter
le destin, de conjurer les démons de l'oubli et la fatalité
de la mort. A la manière de Proust qui
ne recherche le temps perdu que pour cueillir à travers les instants
retrouvés une gerbe d'éternité, tout l'art de Ghitany consiste
à arracher au temps des images impérissables afin "d'apporter
une réponse à l'interrogation que pose à l'homme sa part d'immortalité".
Omar
MERZOUG, LA QUINZAINE LITTERAIRE, du 1er au 15 mars 2009
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"Elle me
mine de l'intérieur, à tel point que je manque défaillir. A force
de subir son assaut ici, j'ai fini par croire qu'elle se déclenchait
uniquement dans cette pièce qui me sert de bureau, quand je m'abandonne
à la contemplation de l'ample panorama qui s'offre à moi, quand je
suis assis seul avec moi-même ; pourtant elle m'a également frappé
quand j'étais en compagnie, au comble de la profusion, à l'apogée
de la convivialité. Je l'ai sentie qui s'insinuait dans les failles
nées de ma confrontation avec la réalité, de ma découverte de l'adversité
quelle que soit la direction où je tourne mon visage... Mais quand
ai-je seulement été en harmonie ? Quand me suis-je seulement trouvé
dans l'acquiescement ? N'ai-je pas toujours été en opposition avec
ce qui m'environnait, rebelle à tout ce qui m'entourait ? Cela reste
vrai aujourd'hui, si ce n'est que mes aspirations sont passées de
l'utopie complète à une utopie moindre. Toutes ces considérations
sont cependant impuissantes à élucider cette angoisse subite qui s'empare
de moi où que je sois, sans crier gare."
C'est l'un des
presque trois cents brefs chapitres qui composent
l'admirable ouvrage de Gamal Ghitany, Les Poussières de
l'effacement, traduit de l'arabe en français aux éditions du Seuil.
Des textes de longueur inégale, des rêves, des visions, des contes,
une mémoire vive pour conjurer l'oubli, la littérature comme antidote
à la mort, Ghitany l'intranquille aux aguets,
pour qui tout fait sens, tout fait signe en ce livre de chevet qu'il
faut déguster à petites gorgées comme le café de son pays.
Il faut cheminer au hasard dans ce livre des illuminations, un jouet
volant vendu sur l'esplanade du Trocadéro, les docks de Copenhague,
un café repéré dans une ruelle du Caire où l'auteur se promet de s'arrêter
un jour, l'impasse des Chauve-souris dont la description à elle seule
fournit comme une sorte de nouvelle. Et puis aussi des scènes vécues.
Dans une voiture qui roule devant lui, Ghitany aperçoit un couple
en pleine discussion. La voiture s'arrête, l'homme en descend et commence
à se gifler violemment tandis que la femme demeurée au volant le regarde,
impassible.
Olivier
BARROT, UN LIVRE UN JOUR, émission diffuséé sur FRANCE 3 le 19 décembre
2008
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La madeleine de Ghitany
Dans ses carnets, le grand écrivain égyptien révèle les clés de son
œuvre.
Dans la foisonnante littérature
égyptienne d’aujourd’hui, Gamal Ghitany n’est pas seulement un successeur
de l’irremplaçable Naguib Mahfouz. [...] Gamal Ghitany ne s’est
pas contenté de s’inscrire dans cette veine réaliste. Il lui a conféré
une autre dimension, celle de la mémoire et de son revers, l’oubli,
à travers l’imprévisible conscience de l’homme, ce mystère définitivement
insondable. Comparaison est souvent déraison. Si on peut cependant
voir l’ombre d’un Balzac sur l’œuvre
de Naguib Mahfouz, celle de Proust plane à
coup sûr sur celle de Gamal Ghitany qui, d’ailleurs, ne cache
pas sa fascination pour l’auteur de la Recherche. Une recherche
à travers le temps qui marque toute son œuvre.
Enraciné dans la soixantaine,
l’écrivain peut aujourd’hui se retourner sur
son parcours. Il est exemplaire. Dès l’âge adulte, sa formation
de dessinateur de tapis s’est conjuguée avec une vocation pour l’écriture
qui va s’inspirer de ce métier. Il confiera un jour que la construction
de ses dessins - un médaillon central d’où naissent des chemins
différents menant aux quatre coins d’un univers de symboles - s’est
retrouvée transposée dans sa construction littéraire. Des histoires
naissent d’autres histoires et les souvenirs appellent d’autres
souvenirs.
Dans une
œuvre abondante dont une partie seulement a été traduite en français,
Le
livre des illuminations
illustre magistralement cette construction. Hommage à son père décédé
en son absence, ce chef-d’œuvre inspiré des lumières du soufisme et
qui rejette l’intolérance du wahhabisme se présente comme un périple
dans l’espace et le temps. Avant la rencontre avec Allah, l’auteur
se voit condamné à la prison sous Nasser, la censure sous Sadate,
emboîte le pas aux grands voyageurs arabes, se passionne pour l’un
ou l’autre des plus grands soufis.
Traduit en français en
2005, Le
livre des illuminations trouve
aujourd’hui les clés de son inspiration dans la publication d’une
partie des carnets de Gamal Ghitany, celle qui date des années 2004-2005.
"La perception aiguë
que j’ai de la fuite du temps a été mon point de départ dans la
rédaction de ces carnets", prévient-il d’emblée. Il
faut se laisser entraîner dans ce fouillis de souvenirs, ces "poussières
de l’effacement" comme le définit si justement le titre du recueil.
Des anecdotes apparemment banales, des rencontres sans lendemain,
des bribes de conversation, des descriptions minutieuses de traditions
culinaires ou religieuses, des voyages incessants, des rêves sans
explication, des interrogations angoissées surgissent de la mémoire,
se renvoient l’un à l’autre, le temps du passé se retrouvant dans
le présent pour se fixer dans le patrimoine universel de toute existence.
Proust n’est pas loin.
Le jus de caroube dégusté à l’échoppe d’un vieux marchand du Caire
respire les vertus de la petite madeleine. L’écrivain y trouve "plus
de plaisir que je n’ai pu en glaner en parcourant les distances,
en tournant les pages ou en m’absorbant dans les rêveries".
Mais quand le marchand est remplacé par son fils, la saveur n’est
déjà plus ce qu’elle était.
Le souvenir d’une réalité
en est une autre. Elle surgit dans le passage du temps. Car le rôle
du temps est essentiel à l’homme qui vieillit et change en même
temps que la perception qu’il en a. Et l’auteur revit son passé
dans le présent tout en le racontant. "Il existe une petite chance
pour que ce qui remonte aujourd’hui à ma conscience soit emblématique
de ce que je suis", écrit encore cet écorché
vif, cet angoissé perpétuel devant les intermittences du souvenir,
cet écrivain dans le sens le plus authentique d’un mot si souvent
galvaudé.
Robert
VERDUSSEN, LA LIBRE BELGIQUE, 5 décembre 2008
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Gamal
Ghitany, le plus grand écrivain de langue arabe, fait paraître quelques-uns
des carnets dans lesquels il consigne, au fil des ans, ses souvenirs,
anecdotes, rêveries ou questionnements philosophiques... Un
recueil d'une profondeur et d'une émotion rares.
Dans Les
Poussières de l'effacement, la mort a envoyé à Gamal Ghitany ses
émissaires: les remords et les questions sur l'origine de toute chose.
Pour chasser ses obsessions, l'écrivain égyptien tient le récit de
son existence d'hier et d'aujourd'hui, sous forme de carnets. Romancier,
poète et érudit, Gamal Ghitany est un autodidacte. Dessinateur de
tapis dans les années 60, il a accédé à la littérature en recopiant,
à 20 ans, les livres de poésie et de psychanalyse des librairies du
vieux Caire, parce qu'il n'avait pas les moyens de les acheter. Depuis,
il s'est imprégné de Dostoïevski et de Lao-Tseu, de Kafka et de Naguib
Mahfouz pour construire une somptueuse vision poétique.
Les Poussières de l'effacement livre au lecteur
un homme qui se regarde sans fard ni illusion. Comme Montaigne dans
ses Essais, Gamal Ghitany, arrivé à un âge qui promettait sagesse
et accomplissement, brosse son portrait inachevé: "Mes traits,
je les reconnais, ils sont marqués des stigmates de ma nostalgie,
de l'inanité de mes entreprises, de l'humiliation de mes défaites,
de la ténuité de mes espoirs, de la folie de mes aspirations, du dénuement
de mes moyens, de l'évaporation de ma jeunesse: toutes ces marques
me scrutent depuis mon image". Qui contemple qui? Le moi se fragmente
lorsque le peintre tente de l'ébaucher.
Après son roman Au
plus près de l'éternité, expérience douloureuse et mystique
d'une opération à coeur ouvert, Les Poussières de l'effacement
offrent un autre accès au récit de soi: bribes et notes, souvenirs
et ressentis se succèdent sans hiérarchie. Un homme est la somme de
ses actes, de ses rêveries et de ceux qu'il a rencontrés, semble-t-il
nous dire. Comme le conçoit la tradition [soufie] dont Gamal Ghitany
est imprégné, l'homme est un monde dans le monde, le détail d'une
arabesque qui se suffit aussi comme oeuvre d'art. Gamal
Ghitany demeure le poète du Caire, le descendant de la plus ancienne
civilisation de l'humanité, l'observateur attentif de la société égyptienne.
Oriane
JEANCOURT GALIGNANI (en chapeau à un entretien), TRANSFUGE,
décembre 2008
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L'écrivain
égyptien Gamal Ghitany poursuit l'écriture de ses "Carnets"
avec "Les poussières de l'effacement". Il s'interroge et rêve.
Il se souvient et oublie.
Que reste-t-il d'une vie
? A lire le dernier livre de Gamal Ghitany, on est tenté de répondre
: des interrogations. Elles abondent dans Les poussières de l'effacement,
cinquième volume de ses Carnets entamés en 1996, deux ans
après sa première participation aux Belles étrangères. Par exemple
: "A quelle loi occulte obéit la mémoire ? Qui l'ordonnance,
qui en trie le contenu, qui cache ce qu'elle doit cacher et révèle
ce qu'elle doit révéler?" Ou : "Est-il possible de cartographier
le temps, d'y poser des jalons pareils à ceux dont on balise les
lieux ? N'est-il pas vain de pointer un moment précis de notre existence
concrète et de décider arbitrairement qu'il représente le point
de séparation entre deux années, entre deux siècles, entre deux
époques? Un moment entre deux moments?"
L'enfant aussi pose des questions. Qui, sous leur naïveté, laissent
percer l'inconfort de la condition humaine. Car les réponses qu'on
lui donne sont insatisfaisantes. Et l'adulte, de son côté, se laisse
entraîner d'une interrogation vers une autre, sans qu'il n'y ait
plus, cette fois, aucune réponse. La question se suffit, elle est
le mouvement vital.
L'ouvrage est, en réalité, une accumulation de fragments
de longueurs variables. Parmi lesquels un autre titre revient fréquemment
: Rêve. L'écrivain n'en cherche pas la signification. Il les
fixe comme on le fait d'une image sur papier – plusieurs photographies
trouvent aussi leur place dans cet album, collection
d'instants privilégiés à travers lesquels se revivent des émotions,
des douleurs, des éblouissements, des odeurs...
Gamal Ghitany est doué pour le
portrait. Les personnages auxquels il consacre quelques lignes ou
quelques pages sont inoubliables. Et innombrables, ou presque.
Ahmad-la-Morsure, qui terrorisait les enfants, est à lui seul le sujet
d'une nouvelle. La jeune fille qui, dans une ville européenne, sort
d'une berline et enlève sa robe pour se retrouver nue en rue, n'apparaît
que pour disparaître – mais avec la force d'une explosion. Le boxeur
kényan avec lequel l'écrivain converse brièvement a une présence incroyable.
Comme tous les autres, connus depuis longtemps ou croisés par hasard[...]
Même si l'auteur affiche l'intention qui était la sienne
en commençant: "un projet littéraire […] consacré aux thèmes de
l'identité, de la mémoire et de l'oubli." Il semble y avoir davantage
de mémoire que d'oubli ici. Quant à l'identité, elle se forge par
les bribes d'histoires, par les moments recréés.
Une dizaine de livres de Ghitany
ont été traduits en français, dont des entretiens avec Mahfouz : il
en est, à sa manière, le digne successeur.
Pierre
MAURY, LE SOIR (BRUXELLES), 21 novembre 2008
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Il attend, assis
en vieil habitué à la table de cuivre martelé. La menthe fraîchement
coupée a rejoint la poudre de thé dans la théière cabossée posée devant
lui par un serveur à grosse moustache, déférent et protecteur. Sous
les miroirs piquetés et multicentenaires du mythique café Fishawy,
au cœur du souk du Khan el-Khalili, Gamal Ghitany est chez lui. Au
point, à 63 ans, d’y avoir même vécu plusieurs vies. La première fut
celle d’un fils de Haute-Egypte, déraciné et greffé ici, à l’ombre
des mosquées de ce Caire médiéval tortueux et poussiéreux. Il y grandit,
y travailla comme dessinateur de tapis. Une pincée d’années plus tard,
d’autres vies l’en éloignèrent, sans jamais l’en couper. Il fut journaliste,
correspondant de guerre. Militant communiste, entôlé. Romancier reconnu,
il se fit aussi critique, fondant avec succès en 1993 Akhbar al-Adab
(«les Nouvelles littéraires»), la plus influente revue de lettres
du monde arabe. Une aventure nourrie par des années de discussions
avec Naguib Mahfouz, qu’il considérait comme son maître et qui voyait
en lui un frère d’écriture plus qu’un fils. La disparition du prix
Nobel de littérature, il y a deux ans, l’a laissé plus pensif encore,
soucieux de voir s’accélérer autour de lui un monde de moins en moins
capable de profondeur. «Nous n’avons plus de mémoire», regrette-il.
Mémoire,
temps et hasard, autant de thèmes qu’il explore dans Les Poussières
de l’effacement, un carnet de pensées publié ce mois-ci en français.
Une matière à réflexion dense et poétique, servie, comme à
l’accoutumée, par une traduction subtile. «J’ai le bonheur,
sourit-il, d’être traduit par quelqu’un qui me connaît mieux que
moi-même.» De son adolescence assoiffée de mots, Gamal Ghitany
connaît sa chance, celle d’avoir pu trouver au Caire, facilement,
la littérature étrangère qui allait l’ouvrir au monde. «A l’époque,
les plus grands auteurs français étaient quasi immédiatement traduits
en arabe. Saint-Exupéry, Cocteau, Beauvoir. La culture passait d’abord.
Aujourd’hui, on est à l’époque du mail, du satellite, on peut joindre
n’importe qui dans la seconde, mais les traductions d’œuvres essentielles,
elles, diminuent. C’est une tragédie pour tous. On a de moins en moins
de contacts, alors que nos esprits en ont besoin pour ouvrir leurs
frontières.» [...]
Une génération
sépare Ghitany, aux allures de chat aux aguets et Abo Khnegar, insaisissable
échassier du désert. «Mais je crois qu’il existe, consciemment
ou pas, une continuité entre les écrivains, même à leur corps défendant»,
avance Ahmed Abo Khnegar. Ghitany acquiesce, ravi de cette filiation
où s’inscrit en filigrane une exigence commune du verbe et du fond.
Lui, qui dans Les Poussières de l’effacement
confronte les assauts de l’oubli aux fragments de sa mémoire,
se réjouit d’avoir découvert en Ahmed Abo Khnegar un jongleur de temps,
capable de tisser une œuvre ancrée dans la modernité, tout en s’abreuvant
de la culture plurimillénaire de sa tribu. «L’inverse de ce que
deviennent, malheureusement, les lettres arabes, qui vont de plus
en plus vers une littérature clinique, sans profondeur, à l’image
de la société, de la politique. Une littérature de best-sellers, mais
qui ne fait pas de grands livres.»
Claude
GUIBAL, LIBERATION, 7 novembre 2008
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Avant d'être
journaliste et de devenir l'un des ténors de
la littérature égyptienne, Gamal Ghitany - aujourd'hui âgé
de 63 ans - fut, dans sa jeunesse, dessinateur
de tapis. Peut-être a-t-il gardé de cette période un goût de l'esquisse,
comme le prouvent ses fameux «carnets», consacrés «aux thèmes
de l'identité, de la mémoire et de l'oubli». Dans ce cinquième
et dernier volume, intitulé Les Poussières de l'effacement,
l'auteur du Livre
des illuminations tisse une mosaïque
de petits chapitres mélancoliques, entre réminiscences, rêves, hommages
littéraires, divagations dans le vieux Caire et multiples interrogations
- dont celle-ci: «Pourquoi suis-je incapable de me rappeler les
premiers instants, ceux qui ont suivi ma venue au monde? Pourquoi
cette période se dérobe-t-elle ainsi, quand on sait le choc qu'a
dû représenter cette sortie de la matrice maternelle pour pénétrer
dans la matrice du monde?» A méditer...
Baptiste
LIGER, L'EXPRESS, 6 novembre 2008
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Une des
grandes voix de la littérature égyptienne d'aujourd'hui livre réflexions,
quêtes et anecdotes.
A l'ombre de
la grande pyramide Mahfouz, Gamal Ghitany est
l'un des auteurs qui comptent le plus dans la littérature égyptienne
d'aujourd'hui. Né en 1945 au creux des sables, il a grandi
au Caire, une citadelle dont il réinvente toutes les légendes dans
ses livres.[...]
Ghitany incarne
toutes les espérances de la littérature arabe parce qu'il est toujours
resté un écrivain de la liberté, enraciné dans le patrimoine collectif.
Avec Les poussières de l'effacement, il signe «un livre
qui s'inscrit dans une série de Carnets consacrés aux thèmes de l'identité
et de la mémoire», explique-t-il.
Au hasard de
ses méditations, il nous offre un bouquet de brefs
chapitres qui tiennent du bréviaire philosophique et de l'autoportrait,
du musée imaginaire et de la quête du temps perdu, afin de soustraire
à l'oubli les poussières du vécu.
«Je n'ai
pas cherché l'ordonnancement, écrit Ghitany, je n'ai point
poli ma narration. Il existe une petite chance pour que ce qui remonte
aujourd'hui à ma conscience soit emblématique de ce que je suis. Il
existe une petite chance pour que ce que je recueille soit révélateur
de la nostalgie et de la douleur que j'ai exprimées au cours de mon
itinéraire, durant ces préparatifs vers la sortie.» Anecdotes,
réflexions sur la littérature, remords, visages croisés au coin d'une
rue, rumeurs de cafés, parfums d'Egypte, hommages aux livres fondateurs,
visions du Caire, musiques d'Oum Kalsoum, voyages, contes, rêves,
questionnements, tout cela se télescope dans ce
florilège où Ghitany brasse les pièces de son puzzle intime pour dire
«la ténuité de ses espoirs, la folie de ses aspirations et l'évaporation
de sa jeunesse». Comme dans un livre de sagesse.
André
CLAVEL, LIRE, novembre 2008
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Les poussières
de l’effacement est le cinquième volume des Carnets que l’écrivain
égyptien Gamal Ghitany consacre à l’exploration de sa mémoire. Sa
lecture en français nous fait immédiatement regretter que les quatre
premiers n’aient pas encore été traduits, sans que cette lacune ne
nuise en rien à notre introduction dans l’univers de l’auteur.
Le projet mémoriel de Ghitany a, en effet, ceci de particulier qu’il
ne s’assujettit à aucune des formes ou des codes habituels de ce genre
d’exercice. Ce n’est pas un récit à proprement parler, encore moins
une autobiographie où les anecdotes s’ordonneraient chronologiquement
: «j’ai entrepris de consigner ce qui a surnagé, je n’ai pas cherché
l’ordonnancement, je n’ai point poli ma narration.» Plutôt qu’un
recueil de souvenirs, où l’auteur tenterait d’épingler un fragment
de passé susceptible de disparaître, il s’agit
d’un livre au présent qui interroge l’actualité du souvenir. Le jaillissement
de la réminiscence n’est jamais évoqué sans l’occasion qui le provoque
(une photo, un livre, un lieu, un imprévu.) Et Ghitany, non
content de se la rappeler, scrute son prolongement dans le présent.
Carnet du souvenir donc, de sa trace, de son empreinte... Et de questions
aussi : en témoigne la récurrence d’«interrogations» qui s’intercalent
entre les épisodes et qui, parfois, font du rappel de la mémoire un
événement de pensée. «Je me penche pour scruter mon image dans
le miroir. Ce sont bien mes traits (…) ils sont marqués des stigmates
de ma nostalgie, de l’inanité de mes entreprises (…) toutes ces marques
me scrutent depuis mon image – alors, dites-le-moi, je vous en conjure,
qui scrute qui ?»
L’obsession
du passage du temps est ainsi la source d’une réflexion permanente
et non le simple motif d’une déploration de mortel qui anticipe à
travers la perte progressive de la mémoire, sa propre disparition.
L’ambition de Ghitany unit donc, dans un même
élan existentiel, une visée personnelle et un enjeu métaphysique.
Mais son talent mobilise bien d’autres ressources
que celles de l’intellectualité. Il
sait être conteur pour décrire le Vieux Caire de son enfance,
portraitiste pour en croquer les figures
locales, guide pour nous initier aux
particularités culturelles de l’Egypte, ou bien
encore voyageur pour narrer quelques anecdotes très personnelles
de ses nombreux périples à travers le monde. Ses descriptions des
artisans du Vieux Caire, du barbier maniaque où allait son père et
qui terrorisait le fils, au très officiel bourreau avec qui il était
facile de prendre langue dans un des nombreux cafés de la ville, constituent
une savoureuse galerie de personnages. Certains épisodes précis de
l’enfance, creusets de fascinations persistantes, entrent en résonnance
avec l’âge l’adulte : l’amour des chemins de fer et des lignes de
bus continue ainsi à organiser à la fois son rapport à la ville et
au passé. Outre ces accents pittoresques, la plume sait aussi se montrer
tendre et pudique, comme lors de l’évocation de ses parents. Jusqu’ici
davantage connu en France pour ses romans (Le
Livre des illuminations, La
mystérieuse affaire de l’impasse Zaafarâni), l’héritier de
Naguib Mahfouz pratique une forme de retenue
littéraire qui, paradoxalement, confère à son style une très notable
puissance d’évocation. Le traducteur, Khaled Osman, l’a parfaitement
restituée. Un lecteur au ventre creux aura ainsi
bien du mal à ne pas saliver devant la description de la konâfa,
cette pâtisserie à base de cheveux d’ange nappée
d’un épais sirop de sucre et de jus de citron. Les souvenirs
des femmes mystérieuses de son quartier (comme
la somptueuse Ferial qui mettait en émoi tout le voisinage) évoquent
aussi cette sensualité orientale qui n’est pas pour rien dans le charme
envoûtant de cette plongée dans l’archéologie de la mémoire.
Mathias
ROUX, note de lecture sur le site
du Centre National du Livre, janvier 2009
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Des
bribes de vie arrachées à "l'effacement"
Trois ans après sa parution en arabe (voir Al-Ahram
Hebdo n°560), le cinquième volume des Carnets autobiographiques
(Dafatir al-tadwin) est disponible en français. Dernier ouvrage
de Gamal Ghitany (1945) à avoir été traduit en français, Les
Poussières de l'effacement vient s'ajouter à la longue liste
de livres de l'écrivain publiés en France, parmi lesquels Mahfouz
par Mahfouz : entretiens avec Gamal Ghitany (Actes-Sud Sindbad,
1991), La mystérieuse
affaire de l'impasse Zaafarâni (Actes-Sud Sindbad, 1997)
et Le Livre des illuminations (Seuil, 2005). Traduit, comme
ces trois récits, ainsi que la majeure partie de l'œuvre de Ghitany
par Khaled Osman, également traducteur de Mahfouz (Le
voleur et les chiens, notamment), Les Poussières de l'effacement
est publié au Seuil, comme la plupart des écrits de l'auteur de
Zayni Barakat. Salué par Robert Solé dans Le Monde
comme "un texte remarquablement écrit et servi par une traduction
subtile", l'ouvrage a également profité du fait que sa parution
coïncidait avec le voyage de Ghitany en France, dans le cadre des
Belles Etrangères 2008.
Les Poussières de l'effacement, c'est des bribes
de vie racontées pêle-mêle, sans ordre chronologique. Souvenirs
d'enfance dans les ruelles du Vieux-Caire, avec ses personnages
truculents, comme Ahmed-la-Morsure, pauvre hère qui à l'époque le
terrorisait, ses lieux du souvenir, comme l'école Abdel-Rahman Katkhouda,
rue Qasr al-Chouq ou l'impasse des Chauves-Souris. Racontées
avec une précision défiant la mémoire et avec un luxe de détails,
ces scènes ont gardé en français leur caractère savoureux.
Khaled Osman a réussi à trouver le ton juste, préservant quand il
le fallait les mots égyptiens en italique dans le texte. Le lecteur
égyptien francophone y retrouve ainsi des repères familiers, tandis
que le lecteur non arabophone est guidé par un terme générique précédant
le mot égyptien comme avec le pain baladi ou les grosses
lentilles de biçara.
Quant aux souvenirs gardés par l'écrivain de ses visites
dans des villes européennes, à Rome, Paris ou Budapest, ce
sont des visions fulgurantes, images de femmes souvent, passantes
élégantes aux talons obsédants ou beautés nues faisant irruption
soudainement dans le champ de vision de l'écrivain. Ces scènes
de rue, de restaurants, ou d'hôtels sont plus ou moins originales,
pas toujours aussi réussies, aussi singulières, que ses tableaux
d'enfance. Finalement, ce sont les Interrogations, courts
passages où l'écrivain s'interroge sur le sens de la vie, sur "ces
frontières invisibles qui séparent ce que nous percevons de ce que
nous ne percevons pas, qui séparent l'existence du néant", qui
donnent un fil conducteur à ce récit. Car dans [ces Carnets], il
s'agit pour Ghitany "d'arracher au néant des moments du temps
vécu". Qu'importe l'ordre chronologique, qu'importe la forme
finale du texte, qu'importe l'unité spatiale du récit. Seule
compte la persévérante bataille face au temps. Car dire des bribes
de vie, c'est d'abord les disputer à l'oubli, les arracher à "l'effacement"
pour les élever, peut-être, d'après le titre d'un autre récit de
Ghitany... au plus près de l'éternité.
Dina
HESHMAT, AL-AHRAM HEBDO, 14 janvier 2009
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