Roman
de Gamal Ghitany, traduit de l'arabe par Khaled Osman
|
La femme, première
lettre de l’alphabet de Gamal Ghitany
Les
carnets de l’auteur égyptien laissent émerger une thématique qui a irrigué
toute son oeuvre, les femmes qui l’ont accompagné de la naissance au
seuil de la vieillesse. Un « attendrissement » audacieux et drôle.
"Elle
était l’alif!" Alif, la première lettre de l’alphabet. Celle
qu’on trace verticalement, de haut en bas, comme on incise le papier.
"La voyant passer devant moi, j’ai su que j’étais devant le
pic vertigineux de la lettre."
Comment mieux rendre compte de l’émotion d’une rencontre qu’en évoquant
le début de toute chose, la verticale absolue de l’inaccessible, et
ce trait qui sépare ce qui a été de ce qui va, sans nul doute, être.
Ainsi commence un livre, par une première lettre. Ainsi ne commence
pas tout à fait le premier livre de carnets de Gamal Ghitany. Prudence
ou coquetterie, «Alif», car c’est le nom du deuxième chapitre de l’ouvrage,
suit une manière de prologue intitulé, avec beaucoup de simplicité,
«Attendrissement». Pourquoi pas ? L’écrivain, à la tête d’une oeuvre
imposante, prend conscience de ce que «ce qui reste à vivre est moins
que ce qui a déjà été vécu», et que, comme on laisse venir à la
surface les souvenirs, il est bon de payer leur dû à «elles». D’entendre
à nouveau le chant des femmes qui pétrissent le pain, les voix de perle
de tant d’autres, depuis celle qui lui a donné naissance jusqu’à celle
qui lui fermera les yeux. Muses et égéries, annonce le titre.
Il s’agit moins d’inspiratrices que de compagnes – en faisant jouer
tous les miroitements du mot – depuis celles qui s’incorporent à toute
une vie à celles qu’on ne rencontre qu’en rêve, et « l’Alif » était
de peut-être de celles-ci...
Ce que nous
propose Gamal Ghitany dans [cet ensemble de deux carnets], ce
n’est pas tant un chant, même poétique, dédié à «la» femme, qu’un
journal éclaté, de situations et d’idées, dû à un homme dont la vie
a été dominée par des moments dont des
femmes, réelles, rêvées, convoitées, rencontrées, aimées,
ont donné le sens.
Il
serait facile de se méprendre : ces carnets ne sont pas la liste de
Don Juan. Pas de tableau de chasse, de journal d’un séducteur, même
raté, même pour rire. Gamal Ghitany n’est pas un «homme à femmes»,
et ce livre est un carnet de route dans un monde dont les femmes donnent
les repères [...]
Car au-delà des réflexions sur la beauté, des souvenirs de désir et
d’illuminations, c’est la vie des femmes égyptiennes aujourd’hui qui
est la matière de ce livre. Livre des pudeurs
et des abandons, de contraintes et de risques, de luttes et de liberté
à reconquérir sans cesse, ces carnets sont aussi les mémoires d’une
guerre dont l’auteur ne sort que rarement vainqueur. Mais ces
défaites sont avant tout la condition pour que naisse enfin un livre.
Alain NICOLAS,
L'HUMANITE, 31 mars 2011
|
Gamal Ghitany voit
une marrakchie lui résister
En
1985, dans un café parisien je me trouvais pour la première fois en
face de son épouse couvant du regard le romancier égyptien Gamal Ghitany,
déjà célèbre dans son pays et dont les éditions du Seuil venaient de
publier en traduction française Zayni Barakat. J’avais
à lui dire mon enchantement de lecteur. Cette traduction de Zayni Barakat
par Jean-François Fourcade est une des plus élégantes qu’on ait pu lire
de toutes celles, si nombreuses désormais, qui donnent accés, en langue
française, à une large part de la création romanesque dans le monde
arabe [...]
L’irruption
de l’Egyptien Gamal Ghitany dans le paysage de la littérature arabe
fut un véritable événement. Pour dénoncer l’autoritarisme, il déroulait,
au début du XVIe siècle, un tapis de conjurations, dénonçait le despotisme
ottoman, l’omniprésence de la violence et la censure des idées, dans
une évocation révulsée des pratiques odieuses du ministre des Comptes,
Zayni Barakat. On n’était pas loin d’avoir à faire, sous couvert d’un
roman historique à une dénonciation, tout à la fois rageuse et désolée,
d’abus que le romancier avait sous les yeux, lui qui fut emprisonné
quelques mois sous Nasser. Khaled
Osman, qui fit ses débuts de traducteur avec des romans de Naguib Mahfouz,
nous a donné à lire la version française d’une dizaine d’ouvrages de
Gamal Ghitany. Muses et égéries (Seuil, 2011) nous donne à découvrir
deux carnets publiés [dans le cadre de ce projet des Carnets centré
sur la question de l’identité, de la mémoire et de l’oubli, un thème
qui] travaille Ghitany[...] Ghitany écrit: "Après que j’ai franchi
le cap de la cinquantaine et que maintes portes se sont refermées devant
moi, j’ai su avec certitude que ce qui me restait à vivre passerait
comme une flopée de nuages balayés par les vents". Alors, il
a décidé de se souvenir. L’éloge auquel il se livre en priorité, il
le dédie à "la beauté féminine [qui] n’est rien d’autre
qu’un signe renvoyant à la pureté du monde, dans ce qu’il contient déjà
et dans ce qu’il pourrait receler." Je comprends ainsi pourquoi
se chère épouse me donna l’impression de surveiller son mari autant
que de le couver.
Ghitany
se contente-t-il de rêver? Il commence par un aveu innocent: "Parmi
les femmes dont le destin m’a gratifié, certaines émanaient d’un monde
mystérieux, elles étaient étrangères à mon univers sensible : je veux
parler des créatures qui m’ont visité en rêve", Et de signaler
à cette occasion "de très tangibles échauffements."
Mais
il y a mieux! Il va entreprendre une sorte d’inventaire rêveur tandis
que "se comptent sur les doigts d’une seule main: La Liane,
la Mélodieuse, l’Irrigante, la Météorite..." les femmes qu’il
a eues. Voici en outre Reine à la silhouette altière, qui lui dira:
"Le moment est venu pour moi de te faire connaître ce que tu
as enfanté puis ignoré." Au chapitre suivant, son regard se
rive sur Lumière: "Face à elle, je n’étais qu’un étranger, un passant
sur son territoire".
A
Marrakech, Ghitany rencontre Colombine: "J’avais trouvé à me
loger à la Widadieh, le lieu fondé par les disciple de Sidi ben Suleyman
Jazouli en hommage à leur maître, l’auteur soufi du Guide des bonnes
actions." Le romancier égyptien passait toutes ses journées
en compagnie de ses amis marocains [...] A la madrasa Ben Youssef, "dont
le mihrâb est orné d’incrustations en stuc qui habillent de fraîcheur
la sécheresse dépouillée de la pierre et transforment les êtres inanimés
en fantômes insaisissables", voici
soudain qu’apparaît Colombine, au profil andalou. La surprenante
apparition se retrouve plus tard dans la voiture où Ghitany la contemple,
"résignée, repliée sur elle-même". Trombes d’eau. Tempête.
Enfin, une chambre mais "Personne ne touchera mon corps",
dit Colombine [...]
Il
reste au lecteur à découvrir bien d’autres créatures plus ou moins accessibles,
rêvées on séduites, comme l’Arrivante, la Scrupuleuse, la Récalcitrante,
ou encore Tania, Annette ou Deborah, rencontrée à la faveur d’un déjeuner
auquel Mustafa Safouane, psychiatre de renom invita le fou d’amour que
se révèle Gamal Ghitany dans Muses et égéries.
Salim JAY,
LE SOIR (MAROC), 21 juin 2011
|
Femmes du Caire,
"Muses et égéries"
L'écrivain contestataire
Gamal Ghitany rend hommage à ses inspiratrices.
Les femmes
du Caire sont désormais les idoles du monde, immortalisées par la
révolution égyptienne et la plume d'un maître,
Gamal Ghitany. L'écrivain égyptien signe Muses et égéries,
nouveaux carnets de ses Mémoires, réels et imaginaires, consacrés
à la quête de la beauté. Ayant délaissé depuis dix ans sa peinture
féroce de la société moderne, il rend hommage à ses inspiratrices.
Sous les traits du premier amour au visage d'enfant,
d'une chanteuse à la chevelure rousse ou d'une épouse aux courbes
parfaites, les femmes arabes y deviennent descendantes d'Isis, déesse
mère de la civilisation égyptienne. Pour chacune, l'écrivain
de 65 ans fait oeuvre de tendresse, "ce sentiment nostalgique qui
combine le sanglot extrême et l'ivresse musicale". Chacune le
délivre un instant de sa solitude de créateur et de dissident.
Car si l'homme
aspire à la contemplation, il ne s'absente pas de l'histoire. En janvier,
sur la place Tahrir, Gamal Ghitany fut accueilli par ces mots : "Vive
l'auteur du Zayni Barakat !" [-] livre virulent contre le régime
de Nasser écrit en 1967, alors qu'il sortait des geôles du dictateur,
[et qui] fut la révélation du destin littéraire de Ghitany. Héritier
de Naguib Mahfouz, il parvient à mettre au jour un roman arabe moderne
et contestataire. "Je peux désormais mourir", a-t-il confié
au lendemain de la chute de Moubarak. Mais,
avant de rejoindre son tombeau, Gamal Ghitany remercie dans Muses
et égéries les femmes qui lui accorderont, peut-être, l'éternité.
Oriane JEANCOURT-GALIGNANI,
LE POINT, 26 mai 2011
|
Gamal Ghitany et
l'amour impossible
Loin de la
place Tahrir, l’Egyptien Gamal Ghitany court le monde dans le premier
des deux Carnets (numérotés I & III) qui forment Muses et égéries.
Personne ne lui reprochera pourtant d’être indifférent aux événements
de son pays. Ses prises de position politiques lui ont valu l’emprisonnement
sous Nasser et l’interdiction de publication sous Sadate.
Mais il est
ici question d’un sentiment moins attaché à l’actualité : l’amour,
le désir des femmes, la magie des rencontres. "Ce dont tu
es amoureux, au fond, c’est de l’impossible!", lui dit une
de ses amantes à la fin du premier carnet. Remarque répétée deux fois
dans le troisième, sans que soit précisée l’identité de la locutrice.
La même ou une autre, peu importe puisque l’auteur doit se rendre
à l’évidence : il court après l’impossible. Loin dans l’espace et
à toutes les époques de sa vie.
Les deux
parties du livre, la première où la géographie détermine la structure
et la seconde où les moments se superposent, se complètent à la perfection.
On
soupçonne Gamal Ghitany d’organiser ses carnets selon des thématiques
creusées au fil du temps. C’était déjà le cas dans le cinquième, Les
Poussières de l’effacement, traduit en 2008, où la mémoire et
l’oubli fondaient une quête personnelle. Et le projet, commun aux
différents carnets, a été initié en 1996, moment depuis lequel l’Egyptien
range ses notes pour leur donner une cohérence. Sans s’interdire des
points de passage entre différents volumes.
Puisque,
souvent, il est question d’amour impossible, l’attraction est, davantage
que la réalisation, au point de départ de ces pages. "La beauté
féminine n’est rien d’autre qu’un signe renvoyant à la pureté du monde,
dans ce qu’il contient déjà comme dans ce qu’il pourrait receler.
J’ai passé ma vie à convoiter cette beauté, hélas je n’ai pas réussi
à m’en rassasier et la chance ne m’a guère souri." Symbole
d’un absolu rarement atteint, cette beauté génère des éblouissements
sans fin. Ils traversent le souvenir, posés en des lieux précis –
des descriptions splendides comme la mosquée de Cordoue. Ou
attachés à une figure unique de femme qui contient toutes les autres.
Inépuisable,
le sujet captive le lecteur comme il a retenu
l’écrivain, tant celui-ci transmet les vibrations du cœur et du corps
avec finesse.
Pierre MAURY,
LE SOIR (BRUXELLES), 15 avril 2011
|
L'Egypte au coeur
Gamal
Ghitany, l’écrivain égyptien le plus célèbre avec Naguib Mahfouz
célèbre
les
muses et les égéries de sa vie.
[...] En
publiant ses carnets sous un titre sans équivoque - Muses et égéries
- Gamal Ghitany dévoile ses rencontres avec les femmes : simples échanges
de regards, amours platoniques, amitiés pudiques, passions ? «Il
m’est difficile de séparer ce qui est réel de ce qui est fiction»,
répond-il prudemment.
Encouragé
dans l’écriture par Naguib Mahfouz, le prix Nobel de littérature aujourd’hui
décédé, l’ancien dessinateur de tapis a conquis une notoriété internationale
avec Le Livre des illuminations,
son chef-d'œuvre. Incarcéré sous Nasser, interdit sous Sadate, il
s’est vite éloigné de Moubarak quand il a compris que le modeste général
se muait peu à peu en tyran accroché indéfiniment au pouvoir. La révolution
de la place Tahrir l’a transporté de joie [...] À 66 ans, il est redevenu
journaliste et s’est fait le chroniqueur au jour le jour des événements,
«optimiste» sur la suite: «Au moment où l’on croyait que
l’Égypte allait mourir, elle s’est révoltée et a retrouvé son âme».
Dans son
livre, il écrit : «Ce que j’ai vécu de plus riche, je le dois à
la puissance de l’imagination». Peut-être n’en est-il plus tout
à fait certain. La réalité l’a enthousiasmé, mais le
rêve est toujours là, la force narrative qui surgit de ses carnets.
Il en sort un de sa poche. Il y note tout, dans le désordre, un nom,
une phrase, une chanson, une idée : "Si je le perds, personne
ne pourra rien y comprendre», sourit-il. C’est
de cette matière brute qu’est né son hymne à Colombine, à Tania, à
la Scrupuleuse, à la Compatissante-à-mon-sort, à Oumm Kawthar, à toutes
celles qu’il a croisées, irrésistibles ou inaccessibles: "Chaque
homme a son genre de femme, qu’il cherche toute sa vie», dit-il,
imprégné de cette philosophie soufie qui rend
sa plume légère et sensuelle.
Michel VAGNER,
L'EST REPUBLICAIN, 9 avril 2011
|
[...]Le
ton, dès le départ, est celui d’un être qui s’étonne et s’émerveille.
Le livre est traversé par un flot de métaphores et de questions. "Pourquoi
la brillance atteint-elle son point le plus intense juste avant l’extinction
?" La langue de Gamal Ghitany est belle
comme une nuit étoilée. Les astres sont souvent convoqués d’ailleurs.
Gamal Ghitany dit des femmes qui l’ont ému qu’elles
sont des reines, mais elles le sont en partie parce que ses mots ont
le pouvoir d’évoquer leur royale splendeur. Il sait dire la
puissance de la beauté, la trace indélébile qu’une femme laisse en
lui. Elle était monde à part entière quand je n’étais qu’infime écho
et reflet d’une vague.
La plupart
de ces muses, Ghitany ne les a pas côtoyées très longtemps. Il croise
l’une dans un aéroport, l’autre dans une usine où il ne fait que passer.
Mais elles l’accompagnent ensuite, où qu’il aille. Car il y a, chez
Ghitany, un lien étroit entre le premier émoi et l’éternité. Souvent,
la rencontre a lieu lors d’un voyage. "Il faut dire que le
voyage aiguise mes sens, défait les chaînes qui m’entravent et allège
le fardeau qui pèse sur mes épaules." Ghitany semble ne pas
pouvoir s’arrêter. Il n’aime rien tant que s’en aller, découvrir de
nouveaux paysages, entendre de nouvelles musiques. Cette soif est
constante chez lui. Il se passionne pour une foule de choses : la
musique turque, les édifices religieux, les couleurs des tapis, des
vitraux. Il semble fait de feu et de braises incandescentes. Il
dit des passions que font naître les femmes qu’elles sont des incendies,
mais quand il tombe amoureux, n’est-ce pas plutôt cette fougue intérieure
qui le caractérise, cette magnifique énergie, qui rejaillit sur l’objet
de son amour? Ces femmes qu’il aime ardemment sans pouvoir
les retenir, sans même chercher à le faire, ces femmes qu’il regarde
et désire mais n’approche pas sont toutes à ses yeux belles comme
aucune autre, capables de l’émouvoir comme aucune autre...
Il y a finalement
dans la distance qui devrait faire souffrir la condition de possibilité
de ces sentiments, de leur outrance. C’est cette grande part d’inconnu
et de mystère qui rend ces femmes si précieuses. Tout se passe comme
si passer à l’acte devait forcément anéantir la beauté et la grandeur
des sentiments qui naissent au début, aux premiers jours. Le texte
intitulé "Point final", qui conclut le premier livre – Carnets
I – le dit très clairement: "Je m’aperçois que les femmes
que j’ai convoitées excèdent de beaucoup celles que j’ai connues charnellement",
ou encore "Ce
dont tu es amoureux, au fond, c’est de l’impossible".
Ghitany
remonte dans ses souvenirs, va toujours plus loin dans le passé même
si, dans le même temps, on le sent se rapprocher de sa propre mort.
Les Carnets III font une grande place à l’enfance, à ce terreau
dans lequel l’imaginaire de Ghitany a pris racine, très solidement.
Une figure dont il n’était pas question dans les premiers carnets
fait alors son apparition: celle de la mère de Gamal, qui est aussi
sa confidente. Elle sait son attirance pour Souad, qu’il croisait
enfant, et elle lui dit ce qu’elle devient. La plupart de ces femmes,
qui demeurent hors de portée, appartiennent finalement à un monde
parallèle, qui n’a rien de commun avec le monde sensible.
Il n’est
pas étonnant que ce qui marque le plus Ghitany soit ce que ces muses
ont de plus impalpable. Par exemple leur voix. "Comment
consigner quelque chose qui n’a pas eu lieu, comment m’insinuer dans
le champ de ce qui ne s’est jamais produit?"
C’est ce que Gamal Ghitany parvient à faire, dans ce livre étonnant.
Pascale
TRÜCK, LA CAUSE LITTERAIRE, 28 avril 2011
|
L'Egyptien qui
aimait les femmes
Dans l’œuvre
prolifique de l’Égyptien Gamal Ghitany, la série des «Carnets» tient
une place à part. "Ce sont autant de fenêtres ouvertes sur
le grand monde. Ni nouvelles, ni roman, ni autobiographie, ni littérature
de voyage, ils puisent dans tous ces genres sans se soucier des modèles
traditionnels", rapporte Saïd Tawfiq, professeur de philosophie
contemporaine, dans le mensuel littéraire Wighat-Nazar.
Muses
et égéries réunit en français le premier et le troisième de la
série des «Carnets», tous deux en forme d’ode aux femmes. Et si le
premier s’ordonne en autant de visions de muses – réelles ou imaginaires
– du Caire, de Russie, d’Andalousie ou d’ailleurs, le second est entièrement
composé autour du souvenir de Hamra, cette femme rencontrée dans l’enfance,
qui marqua de son empreinte toute la vie amoureuse ultérieure de l’écrivain
égyptien.
Une délicate
juxtaposition de tableaux, impressions et réflexions, qui font la
touche distinctive de ces carnets dont
le philosophe et critique Saïd Tawfiq
souhaiterait qu’ils «ne cessent jamais».
BOOKS MAGAZINE,
avril 2011
|
La
sensualité mène vers l'absolu
Gamal Ghitany ressucite
les mille et une nuits de ses fantasmatiques amours. Pour rendre hommage
à sa muse, il lui érige dans Muses
et Egéries
d'infinies histoires de femmes. De la chanteuse turque à la chevelure
rousse à l'épouse bagdadienne, l'écrivain réinvente le monde au gré
de son désir. Tour à tour oiseau, mère ou amie, l'esprit féminin se
déploie pour devenir la somptueuse allégorie de sa vie créatrice. Et
s'il connaît avec certaines la passion, il échoue à en séduire
d'autres. Evanescente, la beauté disparait aussi vite qu'elle est apparue.
Seul demeure le mystère de l'origine.
DIEU
VIT AU CAIRE et écrit de la poésie. Sous le nom de Gamal Ghitany, il
compose depuis quarante ans une des plus belles oeuvres de la littérature
arabe. Dans la mystique soufie dont il s'imprègne, chaque individu
accueille la présence du divin, chaque être est un cosmos dans le cosmos.
Et la phrase d'un crucifié ouvre le dernier livre de Gamal Ghitany:
elle est signée al-Hallaj, poète soufi condamné à mort en 922 à Bagdad.
Jugé sacrilège, il avait simplement déclaré: "Je
suis la vérité".
Gamal Ghitany, plus d'un millénaire après, lui fait écho.
Depuis plus de dix ans, il
s'offre en vérité sous une forme radicalement nouvelle, huit carnets
consacrés à l'enfance, la mort ou l'esprit par exemple. Vient de paraître
en français Muses et Égéries, réunion de carnets consacrée aux femmes,
et qui semble au premier abord la confession d'un séducteur. Mais
ces mémoires sont à multiples fonds car à les lire de plus près, les
femmes de Ghitany, Magd, l'amour originel rencontré dans la jeunesse
dorée cairote, Hamra, la femme interdite, Claire, l'odieuse Française
et même les fabuleuses Stambouliotes, Bagdadiennes et Iraniennes à
la sensualité offerte, ne sont que les simples noms accolés à la beauté
fuyante. Le poète s'épuise à étreindre ces visages et ces corps qui
le ramènent toujours à ce lieu du "repère
originel, la fêlure dont [il est] issu, l'idéal qu['il ne saurait]
atteindre".
Ces femmes incarnent chacune
une possibilité d'existence que l'écrivain accomplit par l'écriture,
une ombre dans sa vie qu'il vient, par l'imaginaire, éclairer. De
l'impuissance à vivre mille vies, il puise l'élan de son écriture.
Dans Le Livre des
Illuminations en 2005, il consacrait déjà sa mystique à ressusciter
le père, à entendre une dernière fois la voix de celui qui le guida
pour ses premiers pas. De cette disparition, Ghitany acquiert une
certitude: "Rien
n'est plus cruel que les instants révolus".
Il se consacre alors avec fureur à ses carnets:
Les Poussières de l'effacement
(2008) témoigne de cette ferveur à ressusciter les heures perdues.
Comme chez Proust, l'autobiographe
chemine sur les crêtes de ses désirs d'enfance, de ses amours fantasmées
et d'une mémoire qui sans cesse le trahit. Peut-être est-ce là que
Ghitany se révèle au plus proche d'un poète mystique. Il fait entendre
dans chaque livre un nouveau chant pour lutter contre celle qu'il
surnomme «le premier oppresseur», la mort. Pour l'écrivain égyptien,
tout commence et se termine auprès d'une tombe: celle d'une civilisation
morte, celle d'un père disparu et celle qui l'attend, creusée quelque
part dans la terre égyptienne. Sans doute, depuis son enfance dans
les années 50 dans un quartier pauvre du Caire, jusqu'à sa reconnaissance
comme l'une des figures majeures de la culture égyptienne, Ghitany
est-il demeuré un désirant, un chasseur d'infinis. La découverte du
soufisme, puis de la psychanalyse dont il recopiait, étudiant, les
textes, ne pouvant acheter les coûteuses traductions de Freud, l'ont
très tôt convaincu que chaque individu recelait un abîme à explorer.
Mais il sut aussi que le temps d'une vie ne lui permettrait jamais
d'accéder à cette connaissance infinie.
À 24 ans, il prend conscience
de l'imminence du néant. Envoyé dans les geôles de Nasser pour son
engagement politique, il se résout à vivre dans l'urgence de celui
qui connaît le chemin du tombeau. Son premier roman sera porté par
la colère contre le régime nassérien: le Zayni Barakat, variation
historique sur le XVIe siècle égyptien, cache à peine la satire du
dictateur. Déjà, Gamal Ghitany empruntait les détours du passé pour
dénoncer l'oppression d'un tyran sur son peuple. Dix ans plus tard,
il se décrète ennemi de Sadate en signant l'Épître des destinées,
roman polyphonique consacré au peuple égyptien. Sous les traits d'un
gardien de temple acheté par un voyou, Ghitany donnait un visage à
un peuple humilié dont l'essence même, l'élan naturel vers le sacré,
étaient annihilés par la modernité, l'argent et le goût de la profanation.
La trahison des clercs chez Ghitany est avant tout une trahison des
gardiens du temple.
Car Gamal Ghitany ne peut
être lu comme un auteur politique. Il se sait
poète depuis toujours, il affûte donc les armes d'une langue sublime.
Il y allie l'effervescence des Mille et une Nuits, la poétique
du Coran, l'épure de la poésie soufie et la métaphysique de la civilisation
pharaonique. La femme devient très vite l'autre nom du sacré
dans son oeuvre. Les figures égyptiennes se révèlent chacune les soeurs
de la déesse Isis, veuve, mère et vestale, celle qui régnait sur les
hommes en élevant l'enfant-Dieu. Dans ce mélange de fragilité et d'élévation,
de mystification et de douceur, Ghitany invente le totem féminin du
monde arabe [...]
Sous la plume
de Ghitany, la femme est oiseau: phénix ou colombe, apocalypse ou renouveau.
Et seul un regard tendre peut l'amadouer. «La tendresse est ce sentiment
nostalgique qui combine le sanglot extrême et l'ivresse musicale»,
en un mot, l'essence de la poésie. Pour Baudelaire, la beauté était
un rêve de pierre qui consumait les poètes en d'austères études. Pour
Gamal Ghitany, la beauté s'avère une femme-mosquée que l'écrivain pénètre.
Un passage somptueux de Muses et Égéries
voit le poète connaître l'extase dans la grande mosquée de Cordoue.
Il y expérimente une nouvelle illumination, un retour à l'origine du
Beau. Dans cet utérus de la beauté, il ne perçoit que les formes courbes
de l'ordre universel. Chaque chose est à sa place, dans les rondeurs
du monde. Pas de trace de Dieu entre ses pierres, mais la révélation
d'une esthétique sacrée fondée sur la forme courbe. La beauté, c'est
«l'ordonnancement personnifié», l'autre nom de Dieu. Ce créateur,
Ghitany ne peut s'en défaire, même en lui empruntant son rôle. Et au
pied du minaret de la mosquée de Cordoue, l'athée s'interroge: "Qui
donc ordonne, qui retranche, qui sauvegarde?"
Le Grand Architecte demeure muet lorsque Gamal Ghitany se tourne vers
lui. Et peut-être est-ce dans ce silence qu'ils se séparent. Car si
Dieu garde le secret de son oeuvre, Gamal Ghitany, pendant plusieurs
heures, nous a dévoilé le sien.
Oriane JEANCOURT
GALIGNANI (en chapeau à un entretien), TRANSFUGE, avril 2011
|
Une
ode à la femme
En
évoquant dans Muses et Égéries celles qui ont profondément marqué
sa vie,
l’Égyptien
Gamal Ghitany revient sur son enfance, ses rencontres, ses voyages...
"Tout
roman est avant tout rythme", aime dire Gamal Ghitany, écrivain
cairote dont vient de paraître en français un nouvel opus intitulé Muses
et Égéries. [...]
Si les femmes et la beauté féminine sont au cœur de ce récit, elles
servent également de prétexte à l’auteur pour revenir sur sa propre
vie, son enfance, ses rencontres, ses voyages à travers le monde, son
emprisonnement. Ces éléments restitués avec nostalgie débouchent à leur
tour sur les passions féminines qui ont marqué la vie du narrateur,
plus riches les unes que les autres, celles du passé prometteuses des
rencontres à venir. "La plupart de ces rencontres, proclame-t-il,
ont eu lieu à des moments de ma vie où mon sens de la chronologie était
perturbé et ma géographie chamboulée, elles m’ont surpris dans le cours
de mes voyages aussi bien que dans mes périodes de sédentarité. Parmi
elles?: la Femme-Reine, la Femme-Lustre, la Femme-Épi, la Femme-Gemme,
la Femme-Colombine, la Femme-Planète, la Femme-Galaxie... et bien d’autres
encore."[...]
Divisé
en deux parties ("Rêves arrachés au sommeil" et "L’onde
de choc de Hamra"), le livre est une véritable ode aux femmes,
aux Magd, aux Colombine, aux Claire, mais aussi aux Tania, aux Janka,
aux Annette, aux Deborah ou aux Jananne. Il s’ouvre sur Alif: "Comme
la première lettre de l’alphabet, elle commençait en un point pour s’achever
en un autre, rassemblant entre ces limites la totalité des formes: barre
droite ou courbe convexe, ligne brisée ou trait continu". Elles
sont muses, égéries, amantes, femmes désirées et perdues, contrairement
à la Hamra de son enfance, liée à l’histoire personnelle et collective
du narrateur. Ce n’est donc pas un hasard si "Hamra surgit toujours
de l’ouest". Toute la seconde partie du livre est dédiée au
souvenir de cette femme fondatrice d’une existence. Venu à l’écriture
par le biais de la poésie, Gamal Ghitany travaille
ses récits à la manière du dessinateur de tapis qu’il fut au
début de sa carrière professionnelle, mêlant les fils, les genres, les
histoires et les registres. Ainsi, dans
Muses et Égéries, l’érotique et la poétique
cohabitent-elles avec un art consommé de la narration, faisant
de Ghitany l’héritier de Naguib Mahfouz, qui l’a encouragé dans l’écriture.
[...]
Tirhankar
CHANDA, JEUNE AFRIQUE, juin 2011
|