Les Héritiers

Vu au cinéma « Les Héritiers », un film de Marie-Castille Mention-Schaar, co-écrit avec Ahmed Dramé, interprété par Ariane Ascaride, Ahmed Dramé, Noémie Merlant, Geneviève Mnich, Xavier Maly.

Bon… je vais essayer de tempérer un tout petit peu l’enthousiasme que semble susciter ce film, ce qui relève presque de la mission impossible.
Il est très difficile en effet de s’en prendre à un film:
– qui est basé sur une histoire vraie (nous y reviendrons);
– qui décrit une belle réussite pédagogique collective, la participation d’une classe de 2de défavorisée du lycée Leon-Blum de Créteil, au Concours de la Résistance et de la Déportation, sous l’impulsion d’une prof d’histoire particulièrement attachante;
– qui évoque la question de la Shoah, et, plus précisément, celle des enfants déportés et gazés, convoquant au passage le témoignage (poignant) de Léon Zyguel, survivant des camps.

Je n’aborderai pas ici les aspects artistiques (l’ensemble évoque plutôt un téléfilm), ni les aspects émotionnels, qui eux fonctionnent plutôt bien, un peu trop bien même, car l’émotion – justifiée – qu’on ressent face à cette histoire/Histoire est précisément ce qui empêche d’y réfléchir et d’en parler avec recul. Je m’en tiendrai à certains problèmes idéologiques que soulève le film.

Hum, par où commencer? Eh bien par le début, tiens. Le film s’ouvre sur une scène dans laquelle une ancienne élève de terminale portant le foulard islamique se voit refuser pour cette raison le retrait de son certificat de réussite au baccalauréat par la principale du lycée. Partout ailleurs qu’en France, ce refus serait jugé hallucinant. À l’élève qui objecte justement qu’elle a respecté la loi pendant trois ans et que maintenant qu’elle en a fini avec le lycée, elle aimerait qu’on ne la force pas à renier sa conviction, la principale répond par un argument totalement indigne: « À quel titre demandez-vous ce document? En tant qu’élève, oui ou non? Donc vous êtes toujours soumise à la loi ». Le proviseur vient à la rescousse de sa collaboratrice et confirme sa position, obligeant la jeune fille, qui ne consent pas à se dévoiler sur-le-champ, à repartir elle et sa mère sans le précieux document.
Dans un entretien, la réalisatrice dit que cette scène a vraiment eu lieu à Léon-Blum, et qu’elle n’a fait que montrer l’impasse quand deux principes (la « laïcité » et la liberté de croyance) s’opposent. Mais il est des situations où ne pas prendre parti revient à se taire devant une iniquité. D’ailleurs, le proviseur, qui pourrait à ce moment être perçu comme un « garant de la loi » un peu borné, a droit par la suite à une sorte de « réhabilitation », lorsqu’on le voit refusant de céder à la pression de certains parents d’élèves qui voudraient étendre l’interdiction des foulards aux jupes longues. Son intransigeance n’était donc pas due à une obsession maladive, mais au fait qu’il a la lourde tâche de maintenir un cap équilibré au milieu des différents tiraillements, sous peine que « ça explose ».

Cette scène inaugurale, qui paraît déconnectée du reste du film, pose d’emblée ce qui en est l’un de ses aspects les plus problématiques, à savoir que le défi de « faire cohabiter 29 communautés » se heurte principalement – voire exclusivement – au blocage de l’une d’entre elles. On s’aperçoit bien vite en effet que la seule de ces « communautés » qui intéresse réellement la réalisatrice est celle des Musulmans, dans leurs différentes déclinaisons:
– l’adolescente au foulard vue dans la séquence introductive, qui revendique bruyamment et s’énerve, face au calme royal d’une administration qui se sait protégée par le paravent de la loi;
– un converti de fraîche date, né Olivier mais qui demande avec obstination à se faire appeler par son nouveau prénom musulman, « Brahim », et se pique de contrôler l’assiduité de ses nouveaux correligionnaires à la mosquée;
– trois élèves qui mettent en demeure l’une de leurs camarades d’arrêter de « s’habiller comme une p… », sous peine de la traiter comme telle, ce qu’ils entreprennent de mimer dans une scène d’une rare violence. Celle-ci, secouée par cette mise en garde, est ensuite montrée surfant sur les sites de mode islamiques pour se choisir un hijab.
– en contrepoint de ces archétypes repoussoirs, il y a Malik, musulman exemplaire s’employant à venir en aide à la vieille Mme Lévy, ou à une autre voisine qui part en vacances en Israël et souhaite lui confier… son perroquet. Il est pieux (on le voit prier chez lui) mais ça n’est pas grave, car au fond, c’est un garçon comme tout le monde, qui en pince pour Camelia, sa camarade qui fréquente la « syna » d’à côté.
Cet échantillon tend à enraciner les clichés: il y aurait deux types de Musulmans, d’un côté le mauvais garçon arabe de banlieue, soucieux de régenter les filles et de les voiler (avec sa variante, le converti qui a mal assimilé sa nouvelle foi et voudrait être plus musulman que les Musulmans), de l’autre le bon Musulman qui se fond dans le paysage, se garde de toute revendication sociale, politique ou identitaire, bref celui qui reste invisible et se dévoue pour aider – ou aimer – les Juifs de son entourage.

Ceci nous amène au deuxième aspect problématique du film. Pour traiter de l’objection à laquelle le projet pédagogique a failli se heurter de la part des élèves d’origine arabe, la réalisatrice nous montre comment cette question a été « réglée une fois pour toutes ». À certains élèves qui demandent pourquoi on parle toujours des persécutions des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et jamais des exactions israéliennes contre les Palestiniens, l’enseignante réplique que les premières constituent un génocide, et les secondes « peut-être un massacre, mais pas un génocide ». C’est « peut-être » exact (encore que le nettoyage ethnique soit une réalité), mais cette distinction énoncée sur un ton sans appel ne résout en aucune façon la question posée. Elle suggère que seul un génocide « en bonne et due forme », fût-il passé, mérite qu’on s’y arrête et qu’on se rassemble autour. Exit le massacre, fût-il actuel. Celui-ci n’est pas au programme et l’indignation légitime éprouvée par les élèves – pas seulement ceux d’origine arabe – devra attendre…

Enfin, le film énonce une évidence: à condition d’être encouragés, même les élèves des classes dites difficiles sont capables de grande choses. Cela, nous le savons tous (du moins, j’espère). Mais mettre en avant cette réussite sans se soucier du reste évacue – c’est le troisième aspect problématique – nombre de questions de société. Pourquoi en arrive-t-on à des classes composées de cette façon? Pourquoi regroupe-t-on les élèves jugés inaptes ou voués à l’échec? La politique de l’État vis-à-vis des banlieues est-elle adaptée? Les élèves ne sont-ils pas en droit d’attendre et de demander plus qu’une participation – certes réussie – à un projet bénévole? Mais tout cela aurait sans doute gâché la fête… Bien sûr, toutes ces objections risquent d’être balayées par l’argument que le film est basé sur une histoire vraie. Peut-être, mais cela n’empêche pas que cette histoire nous est racontée selon un certain angle, et que partant de là, il est légitime de critiquer la vision qui nous est proposée.

Copyright Khaled Osman (décembre 2014)

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