Suite de notre duel critique à propos de « Boussole », de Mathias Énard

La semaine dernière, nous avions ouvert nos colonnes à Khaled Osman, qui avait donné son point de vue sur le roman, tout en réfutant la critique enthousiaste de son confrère Osman Khaled. Apparemment, celui-ci a pris ombrage du fait que nous n’ayons reflété ses opinions que « passées au prisme caricatural » de son confrère. Il nous a donc demandé d’insérer le droit de réponse suivant, requête à laquelle nous accédons bien volontiers:

« Je regrette que la revue qui m’emploie, non contente de ne pas publier ma critique, ait laissé mon honorable (pfff!) confrère Khaled Osman déformer outrageusement 

mes propos, afin de mieux les ridiculiser aux yeux de nos lecteurs. Ceux-ci ne le savent peut-être pas, mais moi qui le côtoie tous les jours ou presque (non sans un certain agacement), je peux vous dire que mon confrère a une vision fort étriquée du champ romanesque. Ainsi, quand il me reproche d’avoir ignoré que Boussole n’était (j’ose à peine reproduire ses termes) qu’un « essai empesé », j’ai bien envie de le renvoyer faire ses classes littéraires. À ce compte-là, le Moby Dick d’Hermann Melville devrait être relégué dans la catégorie des études sur la faune marine et la Montagne magique de Thomas Mann à celle des thèses de géographie alpine! Quant au Procès de Kafka, il n’aurait guère sa place que dans la Revue de jurisprudence!

Quand il ne trouve rien d’autre à imputer à Mathias Énard qu’un « hors-sujet », mon confrère confirme avec éclat qu’il n’entend rien à la littérature, qui est justement l’art de digresser pour mieux en venir au fait. Oui, cher confrère, les écrivains sont libres! Libres d’emprunter la voie qui leur convient, aussi tortueuse soit-elle, pour dénouer le fil de leur narration. Car seul compte l’objectif qu’ils poursuivent inlassablement: parvenir à exhumer la perle que leur fiction enserre comme une huître! (Je risque cette image, tout en sachant bien qu’elle passera très au-dessus de la tête de Khaled Osman, lequel n’y verra tout au plus qu’une allusion salace…)

Dans un moment de faiblesse, mon distingué (ha!) confrère admet que Mathias Énard sait écrire comme personne. Mais cet éclair de lucidité ne dure guère, puisqu’il tempère aussitôt le compliment en déclarant autoritairement que cette qualité d’écriture ne se manifeste qu’en de trop rares passages.
Évidemment, sachant qu’il a disqualifié les quatre cinquièmes du roman comme n’étant pas de la littérature, il est bien gêné pour leur reconnaître des qualités de style!
J’en suis même à me demander si mon confrère (lecteur au souffle court) ne les a pas purement et simplement sautés, ces quatre cinquièmes! Quand on ironise sur la longueur d’un roman – j’en veux pour preuve ces  blagues de potache (j’ose à peine les reproduire) où il délaisse le fond pour critiquer la forme (« si les passages à la ligne avaient été respectés, le roman ferait 3.726 pages ») – ou bien qu’on donne dans le jeu de mots douteux (« pensum pansu « ), c’est souvent qu’on a un petit problème d’endurance.
Tiens, si je m’abaissais à son niveau, je dirais que ce qu’il a réellement lu et compris de Boussole tiendrait entièrement sur l’aiguille, mais moi, voyez-vous, je me chauffe d’un autre bois.

image

Profitant des faveurs dont il jouit inexplicablement auprès de notre rédaction en chef, mon confrère me reproche en long et en large d’avoir été sensible à l’histoire d’amour (magnifique, je le répète) entre Franz et Sarah. Il feint de ne pas comprendre comment on pourrait s’enticher de celle qu’il considère (j’ose à peine reproduire son expression) comme « une vraie peste ».
Et pourquoi donc, s’il-vous-plaît? Parce que Sarah est curieuse, érudite, passionnée. Parce qu’au moment de partir en excursion sur un haut lieu historique, elle se prépare méticuleusement (et non « laborieusement » , comme ironise mon confrère). Ah, voilà certes de quoi énerver Khaled Osman, adepte des prises de position aussi gratuites qu’improvisées, aussi péremptoires que dénuées de fondement littéraire. À croire qu’il préférerait une Sarah à son image, pour qui l’intuition tiendrait lieu de savoir et l’approximation, de certitude!
Connaissant un peu mon confrère, j’en étais à me demander si ce n’était pas là une manifestation de sa misogynie à peine refoulée, lorsqu’il a lui-même levé mes derniers doutes en affirmant que Sarah était (j’ose à peine reproduire l’accusation) « passablement hystérique ». Accusation dont usent les hommes, on le sait, pour dénigrer les femmes qui leur tiennent tête ou qui, plus grave encore, les surpassent.
Sarah hurle? La belle affaire! Mais c’est parce qu’elle est vivante! Parce qu’elle a gardé sa capacité à s’émouvoir! Parce qu’elle n’est pas encore blasée comme mon triste confrère, qui se veut revenu de tout!

Allons bon, je m’aperçois qu’à force de m’emporter contre mon confrère, je n’ai pas dit à quel point le roman de Mathias Énard était un enchantement pour l’esprit, qu’il nous transportait dans un formidable voyage, immobile certes, mais ô combien exaltant, à travers la peinture, la musique et l’Histoire.  

Osman Khaled

 

Ndlr: La revue déplore que ses deux collaborateurs ne s’adressent plus la parole. Elle exprime le voeu que la raison l’emporte et  qu’ils parviennent, malgré leurs désaccords, à se réconcilier. 

 

© Khaled Osman

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