Moubarak, toujours plus haut vers la chute

Texte de Gamal Ghitany paru dans Libération du 16 mars 2011

 

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Le référendum du 19 mars sur les amendements constitutionnels est important parce qu’il commence à poser des règles pour arriver à un Etat de droit. Cette révolution, qui a débuté le 25 janvier, illustre à mon sens le génie du peuple égyptien et constitue un bouleversement majeur dans l’histoire de l’humanité. J’étais présent sur la place Tahrir lorsque le vice-président nouvellement désigné a annoncé que Moubarak se retirait du pouvoir, et j’ai assisté à l’explosion de liesse qui a salué cette nouvelle.

La personnification outrancière de l’Etat, mis au service exclusif de Moubarak et de sa famille, s’est finalement retournée contre lui : le seul moyen de remplacer ce système corrompu était d’obtenir son abdication personnelle. La priorité, désormais, est de récupérer les richesses spoliées et de purger l’appareil d’Etat des anciens séides encore en place. Mais comment faire pour éviter qu’un autre Moubarak accède un jour au pouvoir ? Tandis que je me pose cette nécessaire question, ressurgissent devant moi les traits de l’homme, sa personnalité, les péripéties de sa carrière que j’ai observées de loin, sa mutation de héros de guerre en malfrat accusé de vol - tragédie humaine dont la littérature ne devrait pas manquer de s’emparer dans les années à venir.

C’est en 1969, alors que je couvrais comme reporter de guerre le conflit opposant l’Egypte à Israël, que j’ai entendu parler pour la première fois du général Muhammad Hosni Moubarak. Il jouissait alors d’une excellente réputation due à ses aptitudes administratives et à sa capacité à nouer des contacts. Ces qualités le firent remarquer du président Anouar el-Sadate, et ce dernier, rassuré par son absence totale d’ambition, en fit son vice-président.

«Linceuls». En 1981, Sadate mourut assassiné et Moubarak devint le président ; lors de sa nomination, il proclama qu’il ne resterait pas au pouvoir plus d’un an, parlant d’ascétisme et soulignant que «les linceuls n’ont pas de poches». Dans les années qui ont suivi, j’ai eu l’occasion de le voir régulièrement : pour l’inauguration du Salon du livre, puis à la Fête des journalistes, enfin lors de la commémoration annuelle de la victoire d’octobre. Au commencement, son attitude était empreinte de modestie et il se contentait d’habits fabriqués en Egypte ; par ailleurs, il semblait soucieux de ne pas exposer son épouse dans les médias, sans doute par peur de l’image négative qui s’était attachée dans l’opinion à la trop présente Jihane el-Sadate.

Progressivement, le nouveau président a commencé à changer. Tout d’abord, il a annoncé qu’il se représentait pour un second mandat, tout en s’abstenant soigneusement de se désigner un vice-président. Ses deux fils, Alaa et Gamal, sont entrés dans les affaires, s’abritant derrière des hommes de paille au parcours opaque pour œuvrer dans le commerce des armements et des denrées alimentaires, ou encore pour spéculer sur les biens fonciers, généreusement distribués à des proches de la famille. Parallèlement, les apparitions publiques de son épouse se sont multipliées jusqu’à l’omniprésence, et avec son troisième mandat, on a vu émerger son fils Gamal comme héritier putatif.

Le secteur public a été liquidé, ses unités de production bradées l’une après l’autre. Lui-même avait entièrement changé d’apparence : il s’habillait désormais dans de luxueux vêtements importés, et exerçait son pouvoir dans un déploiement de faste qui s’accompagnait de mépris pour le peuple égyptien, stipendié dans ses discours comme tout juste bon à procréer et incapable de trouver grâce aux yeux d’employeurs exigeants. Moubarak a fait fi des millions de jeunes qui sortaient chaque année du système éducatif pour atterrir sur un marché du travail déprimé - les rares opportunités d’emploi étant réservées à une caste de privilégiés. Les inégalités se sont creusées à un degré sans précédent dans l’histoire de l’Égypte, et le pays a été soumis à une entreprise de pillage telle qu’il n’en avait jamais connue, même quand il était aux mains d’occupants étrangers. Nous le savions, bien sûr, mais ce que nous découvrons chaque jour dépasse nos pires cauchemars.

Moubarak étant rétif au changement, son obsession était d’arrêter le temps en s’entourant des mêmes visages et en maintenant le statu quo à l’aide d’un véritable Etat policier. Les rencontres de naguère n’avaient plus lieu d’être : désormais, le Salon du livre était inauguré en moins d’un quart d’heure par un président soucieux de ménager sa santé et préférant séjourner dans sa résidence d’été. La vie politique s’est atrophiée, les partis n’existaient plus que sur le papier, les élections étaient truquées.

Moubarak et les siens paraissaient devoir rester au pouvoir indéfiniment, particulièrement en l’absence d’opposition forte. La littérature n’a pas manqué de dépeindre métaphoriquement cette impasse - pour ma part, j’ai écrit les Récits de l’institution et les Récits du butin, et aussi l’Appel du couchant, mais il y a eu bien d’autres livres audacieux écrits par des auteurs plus jeunes, ainsi que des films. Cependant, Moubarak ne se préoccupait guère de ce qui était publié, ni des mouvements contestataires ; ayant laissé une petite marge de liberté pour permettre à la critique de s’exprimer, il appliquait le mot d’ordre : «Parlez, parlez, pendant ce temps, nous agissons à notre guise…» Il avait perdu tout contact avec la réalité.

Fronde. Or, une génération nouvelle était en train de naître, parfaitement rompue aux moyens de communication modernes comme Internet et Facebook (ce que nous autres, leurs aînés, appelions à tort la «réalité virtuelle»), et des initiatives protestataires sont apparues, les plus notoires étant le mouvement Kefaya et la fronde des magistrats sortis dans la rue, munis de leur insigne, pour dire leur refus de la corruption. Malgré cela, nul n’avait anticipé ce que le mouvement de la jeunesse réussirait à accomplir.

Traduit de l’arabe (Egypte) par Khaled Osman.