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        Le référendum du 19 
          mars sur les amendements constitutionnels est important parce qu’il 
          commence à poser des règles pour arriver à un Etat de droit. Cette révolution, 
          qui a débuté le 25 janvier, illustre à mon sens le génie du peuple égyptien 
          et constitue un bouleversement majeur dans l’histoire de l’humanité. 
          J’étais présent sur la place Tahrir lorsque le vice-président nouvellement 
          désigné a annoncé que Moubarak se retirait du pouvoir, et j’ai assisté 
          à l’explosion de liesse qui a salué cette nouvelle. 
        La personnification 
          outrancière de l’Etat, mis au service exclusif de Moubarak et de sa 
          famille, s’est finalement retournée contre lui : le seul moyen de remplacer 
          ce système corrompu était d’obtenir son abdication personnelle. La priorité, 
          désormais, est de récupérer les richesses spoliées et de purger l’appareil 
          d’Etat des anciens séides encore en place. Mais comment faire pour éviter 
          qu’un autre Moubarak accède un jour au pouvoir ? Tandis que je me pose 
          cette nécessaire question, ressurgissent devant moi les traits de l’homme, 
          sa personnalité, les péripéties de sa carrière que j’ai observées de 
          loin, sa mutation de héros de guerre en malfrat accusé de vol - tragédie 
          humaine dont la littérature ne devrait pas manquer de s’emparer dans 
          les années à venir. 
        C’est en 1969, alors 
          que je couvrais comme reporter de guerre le conflit opposant l’Egypte 
          à Israël, que j’ai entendu parler pour la première fois du général Muhammad 
          Hosni Moubarak. Il jouissait alors d’une excellente réputation due à 
          ses aptitudes administratives et à sa capacité à nouer des contacts. 
          Ces qualités le firent remarquer du président Anouar el-Sadate, et ce 
          dernier, rassuré par son absence totale d’ambition, en fit son vice-président. 
          
        «Linceuls». 
          En 1981, Sadate mourut assassiné et Moubarak devint le président ; lors 
          de sa nomination, il proclama qu’il ne resterait pas au pouvoir plus 
          d’un an, parlant d’ascétisme et soulignant que «les linceuls n’ont pas 
          de poches». Dans les années qui ont suivi, j’ai eu l’occasion de le 
          voir régulièrement : pour l’inauguration du Salon du livre, puis à la 
          Fête des journalistes, enfin lors de la commémoration annuelle de la 
          victoire d’octobre. Au commencement, son attitude était empreinte de 
          modestie et il se contentait d’habits fabriqués en Egypte ; par ailleurs, 
          il semblait soucieux de ne pas exposer son épouse dans les médias, sans 
          doute par peur de l’image négative qui s’était attachée dans l’opinion 
          à la trop présente Jihane el-Sadate. 
        Progressivement, le 
          nouveau président a commencé à changer. Tout d’abord, il a annoncé qu’il 
          se représentait pour un second mandat, tout en s’abstenant soigneusement 
          de se désigner un vice-président. Ses deux fils, Alaa et Gamal, sont 
          entrés dans les affaires, s’abritant derrière des hommes de paille au 
          parcours opaque pour œuvrer dans le commerce des armements et des denrées 
          alimentaires, ou encore pour spéculer sur les biens fonciers, généreusement 
          distribués à des proches de la famille. Parallèlement, les apparitions 
          publiques de son épouse se sont multipliées jusqu’à l’omniprésence, 
          et avec son troisième mandat, on a vu émerger son fils Gamal comme héritier 
          putatif. 
        Le secteur public 
          a été liquidé, ses unités de production bradées l’une après l’autre. 
          Lui-même avait entièrement changé d’apparence : il s’habillait désormais 
          dans de luxueux vêtements importés, et exerçait son pouvoir dans un 
          déploiement de faste qui s’accompagnait de mépris pour le peuple égyptien, 
          stipendié dans ses discours comme tout juste bon à procréer et incapable 
          de trouver grâce aux yeux d’employeurs exigeants. Moubarak a fait fi 
          des millions de jeunes qui sortaient chaque année du système éducatif 
          pour atterrir sur un marché du travail déprimé - les rares opportunités 
          d’emploi étant réservées à une caste de privilégiés. Les inégalités 
          se sont creusées à un degré sans précédent dans l’histoire de l’Égypte, 
          et le pays a été soumis à une entreprise de pillage telle qu’il n’en 
          avait jamais connue, même quand il était aux mains d’occupants étrangers. 
          Nous le savions, bien sûr, mais ce que nous découvrons chaque jour dépasse 
          nos pires cauchemars. 
        Moubarak étant rétif 
          au changement, son obsession était d’arrêter le temps en s’entourant 
          des mêmes visages et en maintenant le statu quo à l’aide d’un véritable 
          Etat policier. Les rencontres de naguère n’avaient plus lieu d’être 
          : désormais, le Salon du livre était inauguré en moins d’un quart d’heure 
          par un président soucieux de ménager sa santé et préférant séjourner 
          dans sa résidence d’été. La vie politique s’est atrophiée, les partis 
          n’existaient plus que sur le papier, les élections étaient truquées. 
          
        Moubarak et les siens 
          paraissaient devoir rester au pouvoir indéfiniment, particulièrement 
          en l’absence d’opposition forte. La littérature n’a pas manqué de dépeindre 
          métaphoriquement cette impasse - pour ma part, j’ai écrit les Récits 
          de l’institution et les Récits du butin, et aussi l’Appel 
          du couchant, mais il y a eu bien d’autres livres audacieux écrits 
          par des auteurs plus jeunes, ainsi que des films. Cependant, Moubarak 
          ne se préoccupait guère de ce qui était publié, ni des mouvements contestataires 
          ; ayant laissé une petite marge de liberté pour permettre à la critique 
          de s’exprimer, il appliquait le mot d’ordre : «Parlez, parlez, pendant 
          ce temps, nous agissons à notre guise…» Il avait perdu tout contact 
          avec la réalité. 
        Fronde. Or, 
          une génération nouvelle était en train de naître, parfaitement rompue 
          aux moyens de communication modernes comme Internet et Facebook (ce 
          que nous autres, leurs aînés, appelions à tort la «réalité virtuelle»), 
          et des initiatives protestataires sont apparues, les plus notoires étant 
          le mouvement Kefaya et la fronde des magistrats sortis dans la rue, 
          munis de leur insigne, pour dire leur refus de la corruption. Malgré 
          cela, nul n’avait anticipé ce que le mouvement de la jeunesse réussirait 
          à accomplir. 
        Traduit de l’arabe 
          (Egypte) par Khaled Osman.