Au plus près de l'éternité

Roman de Gamal Ghitany, traduit de l'arabe par Khaled Osman

L'heure des comptes

Le romancier égyptien ouvre son coeur avant de le livrer au bistouri

Voilà à quoi ressemble la vie d'un homme, quand elle ne tient plus qu'au bistouri d'un chirurgien. Il y a la peur, qui étreint les tripes et les noue en un point sourd. Il y a aussi cet étrange moment où la conscience se met à dériver, abordant aussi bien de longues introspections aux accents métaphysiques, que des chapelets de souvenirs légers et futiles. Quand l'écrivain égyptien Gamal Ghitany apprend qu'il doit subir une lourde opération du coeur, tout son univers se condense en une fraction de seconde. C'est ce retour à l'essentiel qu'il raconte, sans fioritures, dans un petit livre écrit dans l'urgence.

Publié dans sa version arabe en 1999, Au plus près de l'éternité n'a pas l'ambition du monumental Livre des Illuminations, probablement le chef-d'oeuvre stylistique de Gamal Ghitany. Mais il a un grain d'humanité supplémentaire, puisqu'il dévoile avec simplicité les failles, les doutes, les angoisses d'un homme dont le corps se dérobe.

L'acte chirurgical ayant lieu aux Etats-Unis, il lui faut quitter l'Egypte pour se retrouver dans la trompeuse solitude de sa chambre d'hôpital, loin de sa terre, et de ses habitudes, suspendu au truchement d'une traductrice. On le voit nu devant son miroir, nu devant sa conscience, profondément touchant. Un dénuement appuyé par une écriture épurée, débarrassée de ses effets littéraires.[...]

Gamal Ghitany délaisse ici le genre romanesque [pour faire] le point sur sa vie. [...] Les multiples vies de Gamal Ghitany se fondent pour esquisser les contours d'un homme aux plaisirs denses. Ceux de l'esprit, pour cet amateur de mystique soufie, ceux de la chair, en éternel amoureux du féminin, ceux de la chère enfin, puisqu'il fait dans ce livre ses adieux à la gourmandise en savourant une dernière fois les mets qui lui seront désormais interdits pour cause de régime sévère. Des petits deuils pour un homme qui s'est vu comme un mort en sursis, et qui doit réapprendre à vivre, avec sagesse et mesure, de l'autre côté du miroir. .

Claude GUIBAL, LIBERATION, 13 avril 2007

A coeur ouvert

Gamal Ghitany, conteur à la plume vive comme l'eau de montagne, autodidacte né en 1945, encouragé dans l'écriture par Naguib Mahfouz qui le prend sous son aile, devenu l'un des plus grands auteurs égyptiens avec une douzaine de romans derrière lui, a subi, à la cinquantaine, une opération à cœur ouvert. Au plus près de l'éternité revient sur le juste avant et le juste après.

Avant, il s'agit de ranger son bureau. Voilà sans doute les pages les plus fines, les plus drôles de ce voyage en soi-même
que l'écrivain entame par le biais de cette opération. En soi-même ou plutôt hors de soi. Alors que le départ pour l'hôpital aux Etats-Unis approche, il vide ses tiroirs, exhume les invitations à des colloques ou à des mariages auxquels il ne s'est pas rendu; retrouve des rapports de séances de travail dont il n'a gardé aucun souvenir. Avant le grand saut, Gamal Ghitany vise l'allégement. Les décorations, les acclamations, tout le bruit social qui entoure voire enserre doit être tenu à distance. [...]

A quelques heures du jour J, nu sous la chemise d'hôpital ouverte dans le dos, il se sent opter pour l'indifférence face aux événements. Seule demeure cette intimité avec soi-même ou plutôt avec son corps, lavé, désinfecté, rasé. Après l'opération, il accueillera avec une joie d'enfant le fait de pouvoir prendre une douche. La description de l'eau qui jaillit du pommeau, qui coule et se fond dans l'épiderme court sur plusieurs pages extatiques.

Plus encore que l'étude détaillée des plats égyptiens qu'il s'agit de savourer avant leur interdiction pour cause de régime, on retiendra un personnage extraordinaire. Il s'agit d'un employé de l'hôpital chargé de peser les malades. Tout l'art du romancier se concentre là, dans la faculté d'entrevoir en quelques minutes un continent d'émotions.

Lisbeth KOUTCHOUMOFF, LE TEMPS (GENEVE), 7 avril 2007

[Une] antifiction arabe

Gamal Ghitany, cinquantenaire, est un Egyptien qui s'avoue d'entrée désemparé: "Aucun repère qui permette de se situer". Il est à l'hôpital, se prépare à une opération où il risque d'y passer. [...] L'infirmière paraît puis virevolte. Avec elle l'éclair et le regret : "A peine avait-elle quitté la pièce qu'il se languissait déjà d'elle, il aurait voulu qu'elle revienne." [...}] Katherine - tel est le nom de cette apparition - en a fait un autre homme. Sa "neutralité parfaitement maîtrisée" , son aptitude à tirer du questionnaire d'entrée à l'hôpital les vraies questions, l'a confronté à : qui es-tu?

Ghitany, pris au jeu, parle alors de son père, "le cher bien-aimé", de [la douleur que sa mort]représente encore pour lui, seize ans après la nuit fatidique. Récit sans emphase, aveu sobre, le tout composé en italiques (afin de souligner qu'il s'agit d'une confession, non d'un roman): "C'est la première fois que je parle ouvertement de cette nuit-là". Ce qui peut paraître un gros mensonge aux lecteurs du Livre des Illuminations qui venait, revenait sur la disparition du père. Le ton était alors outré, compassé, tenait de l'écrivain plus soucieux de faire de la belle ouvrage qu'oeuvre de vérité. [...] Entretemps, Ghitany connut bien mieux que sa révélation d'alors [...], il est passé par une opération à coeur ouvert, pas seulement au sens figuré. Depuis, l'antifiction l'a conquis.

Ce choc, Ghitany l'a vécu plus fort que les initiations mystiques dans lesquelles il avait coutume de se réfugier: "l'assistante s'est saisie du cordon qui retenait ma chemise d'hôpital fermée dans le dos et a tiré dessus, de sorte que ma nudité s'est accomplie entièrement devant eux". Depuis,il écrit son journal pour mieux se mettre à nu, s'y voir et pouvoir se dire: le roi est nu, il n'y a plus lieu d'en rougir!

Eric PHALIPPOU, LA QUINZAINE LITTERAIRE, 1er au 16 avril 2007

Entre deux mondes

De son opération à coeur ouvert, Gamal Ghitany a tiré un récit bref comme le temps qui aurait pu lui rester à vivre. Et qui rompt avec le reste de son oeuvre. Le romancier égyptien, proche du Prix Nobel Naguib Mahfouz, et figure importante du monde des lettres arabes, sait l'art de la fresque longue. L'ancien tisseur de tapis qu'il est maîtrise aussi l'entremêlement des fils de son histoire intime et de celle de l'Égypte, comme il l'avait fait dans Le Livre des illuminations, il y a deux ans. Ici, l'écrivain se retourne vers ces instants où ses jours étaient comptés, et où, devant lui, se profilait un voyage éternel, renouant avec une tradition de l'Égypte pharaonique.

À la fois méditation sur soi et condensé d'existence, ce récit est aussi une célébration de la vie : Ghitany évoque ainsi les agapes qu'il décide de s'offrir avant l'opération, jolie évocation de tahina, pain baladi, miel, et tant d'autres saveurs égyptiennes. Il dit aussi la chaleur qui traverse le corps, à nouveau, miraculeusement, à la vue d'une infirmière et se rassure de la présence discrète de sa femme Magda. Telles sont les fragiles consolations d'une vie qui se sent vaciller. Cette fragilité des corps et cette dépossession de soi-même, Ghitany les compare à d'autres expériences limites qu'il a faites, notamment lors de ses années de prison à l'époque de Nasser. [...]

Clémence BOULOUQUE, LE FIGARO, 19 avril 2007

"Aïch" ou le pain de la vie

[...]Gamal Ghitany fait partie des rares auteurs égyptiens connus en France. Après l'ambitieux Livre des illuminations (Seuil, 2005), son dernier ouvrage est plus modeste : il s'agit d'un court récit autobiographique, consacré à une opération à coeur ouvert qu'il a subie en 1996, à l'âge de 50 ans. Cette épreuve donne au romancier l'occasion de passer sa vie en revue et de déployer tout son art.

Dans un savant désordre, il mêle pensées, souvenirs et rêves. Sa nostalgie est dominée par trois passions : les femmes qu'il a connues, les lieux qu'il a fréquentés et les mets qu'il a goûtés. Aux bruits, aux couleurs et aux odeurs, qui donnent chair à une oeuvre littéraire, Gamal Ghitany ajoute donc les saveurs. Ces pages-là sont un régal. L'opéré du coeur, "au plus près de l'éternité", nous fait goûter entre autres le plat de fèves exceptionnel que préparait, dans son quartier populaire du Caire, un certain Abou Hagar : ce Robuchon des ruelles installait son étal après la prière de l'aube, pour jongler comme personne avec le cumin, l'aneth, la coriandre et l'ail.

Et que dire du pain ! Sous la plume de Ghitany, le baladi et le chamsi prennent forme, embaument et nous réconcilient avec l'existence. Il faut dire qu'en Egypte, pain ne se dit pas khobz, comme dans d'autres pays arabes, mais aïch, qui signifie "vivre"...

Robert SOLE, LE MONDE DES LIVRES, 17 mai 2007

La douleur qui déclenche les souvenirs

Dans son compte rendu autobiographique de l’opération à cœur ouvert qu’il a dû subir, Gamal Ghitany s’est attaché à décrire le plus fidèlement possible tous les états d’âme qu’il a traversés. Première expérience nouvelle, déstabilisante : la distanciation éprouvée face à son corps, bientôt soumis au bistouri du chirurgien. A force d’analyses et de nudité continuelle sous sa « chemise d’hôpital bleu ciel ouverte dans le dos », le narrateur a fini par le « rendre neutre ». Ce n’est presque plus le sien, ce corps qu’il faut laver, désinfecter, raser. Support de toutes ses angoisses préopératoires (comment va se faire l’incision dans la peau du thorax ?), ce corps doit être réduit à ses fonctions premières. L’alternance du je et du il dans la narration concourt à cette mise à distance. Car, s’il parle à la troisième personne du singulier quand il regarde réagir son corps, le narrateur utilise le plus souvent la première personne lorsqu’il fait part de ses sentiments.

Outre l’inquiétude, très physique, face à l’intervention chirurgicale, il y en a une autre, plus existentielle : l’éventualité de l’échec. Mais ici aussi, Ghitany transforme la possibilité — bien réelle — de ne jamais revenir de ce voyage en bloc opératoire, en prétexte à l’écriture. Il raconte ainsi, serein face à l’éventualité de sa propre mort, les dispositions prises méthodiquement. Les documents importants, les traces de ses occupations quotidiennes, qu’il a voulu faire disparaître des tiroirs de son bureau, pour empêcher les « regards inquisiteurs », les recommandations laissées à sa femme. Une troisième inquiétude l’habite et guide son écriture : celle de devoir abandonner certains plaisirs — ceux de la bonne chère surtout. Il décrit ainsi la manière dont il a mis à profit les « quarante jours » qui lui restaient — sur injonction de son médecin — pour profiter des mets qui lui sont chers[...]

C’est cette approche particulière, ainsi que l’évocation de l’éternité dans le titre, qui donne à ce récit son rythme serein [et] qui permet de transformer une opération à cœur ouvert, au lieu d’une expérience subie, en un acte de remémoration à travers l’écriture[...]

Dina HESHMAT, AL-AHRAM HEBDO (LE CAIRE), 24 avril 2007

Le bilan d’une vie

Ceux qui ont eu des problèmes de cœur, du point de vue chirurgical et non sentimental, savent de quoi parle Gamal Ghitany dans son livre Au plus près de l’éternité. Court récit autobiographique d’un auteur (...) considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands écrivains des bords du Nil après Naguib Mahfouz. Bilan d’une vie quand, à l’âge mûr, le cœur fait des siennes….

L’opération à cœur ouvert reste une expérience terrifiante pour le corps, mais où les interrogations les plus secrètes et les plus profondes affleurent. Gamal Ghitany les aborde, dans une langue simple et claire, en toute humilité, avec l’ancestrale sagesse égyptienne qui garde une place particulière à l’âme, à une certaine spiritualité. Voyage impromptu pour une vie différente et aspects dévoilés, dans un lyrisme tout en pudeur, pour des parts d’ombres qu’on voulait peut-être éviter…

Edgar DAVIDIAN, L'ORIENT-LE-JOUR (BEYROUTH), 12 juin 2007