La poésie des laveries automatiques

Aujourd’hui je vous parle d’un recueil de nouvelles, « Des choses qui arrivent », de petits joyaux écrits par Salah Badis et traduits de l’arabe (Algérie) par Lotfi Nia (éditions Philippe Rey / Barzakh).

J’ai eu la chance d’assister à Arles à leur présentation conjointe de l’ouvrage, joli moment de

complicité à la Simon & Garfunkel, et j’avais déjà pressenti que j’allais adorer le livre,  mais cette intuition s’est confirmée de manière éclatante quand j’ai entamé peu après la lecture.

Je n’ai d’ailleurs pas fini de lire le recueil, car j’essaie de me le garder le plus longtemps possible – comme un pot rempli de délicieuses olives dont on n’a pas envie qu’il se termine trop vite. Je les déguste donc lentement, en les relisant parfois plusieurs fois, une première pour découvrir le parcours et les suivantes en revenant sur mes pas pour explorer plus profondément telle ou telle allée, et savourer ce que Lotfi Nia à fait de la formidable matière première fournie par Salah Badis. Et je dois dire qu’on les reconnaît tous les deux derrière le texte, Salah le maquignon/arpenteur des forêts littéraires et Lotfi le poète expert en mots et en humanité.
J’aime qu’il s’agisse de vraies nouvelles au sens le plus noble du terme – dignes de Ghassan Kanafani, Youssef Idriss ou Zakariya Tamer – et non simplement de textes courts, et qu’en même temps elles soient à ce point ancrées dans ce que je perçois comme un paysage mental algérois/algérien.
Je les aime toutes mais j’ai un petit faible pour les deux premières.

J’ai adoré  « Une idée de génie », pour la poésie des laveries automatiques.
« Elle avait, disait-elle, percé le secret des lave-linge: la mousse qui foisonne à intérieur est en réalité une vague provenant d’une mer très éloignée, qui se trouvait à des milliers de kilomètres derrière les machines, pas la Méditerranée puisqu’elle venait de l’autre côté, non, il s’agissait d’une autre mer, la mer des machines à laver. Et la vague parcourait toute cette distance pour venir s’échouer là-dedans, contre le petit hublot rond; d’elle, seule l’écume était visible. »
Et puis l’humour des « culottes qui avaient dû coûter la peau des fesses – à cul énorme, culottes énormes. »
Et aussi la manière dont on apprend que le projet ne se fera pas: « .. nous avions épuisé interrogations et besoin de conseils pour la création de la Laverie du Bosphore* que nous n’ouvririons jamais. »

La seconde, « La lune noyée »,  pour sa construction incroyable, avec ce prologue dans lequel on ne sait pas très bien où l’on est, entre rêve et réalité, entre nuit et fantômes, pas plus qu’on ne sait qui est cette Maria dont le narrateur attend la venue pour qu’elle lui raconte « ce qui se passe exactement ».
Aussi pour la « question pourrie » par laquelle tout a commencé à l’école.
« Elle fait quoi ta mère dans la vie?
– Coiffeuse.
– Ton père?
– Mort. »
Ça m’a fait penser à la fameuse scène dans le film « Les 400 coups » où le gamin justifie son absence en rétorquant au professeur:
« – C’est ma mère, Monsieur.
– Qu’est-ce qu’elle a, ta mère?
– Elle est morte! »
Il paraît que lors du tournage, Truffaut avait donné comme indication au jeune Jean-Pierre Léaud, pour la façon de dire la dernière réplique: tu dis ça comme on dirais « Je t’emmerde! »
Pour l’histoire des marins avec qui il partage un repas de poisson. « J’avais l’air tout beau tout propre comparé à eux et ça me gênait, j’ai proposé à l’un d’entre eux d’échanger nos vêtements, il portait un vieux bleu de Shanghai défraîchi, qui puait le poisson, mais il a ignoré ma proposition. »
Mais je crois que le finale – les deux dernières pages poignantes lorsque l’embarcation clandestine dérive en mer – sont parmi ce que j’ai lu de plus beau sur les tragédies de migrants.

Une vraie découverte que je ne suis pas près d’oublier, et que je recommande chaudement.

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