Une romance cousue de fil d’or (Le bleu du caftan)

Présenté au festival de Cannes 2022 dans la section « Un certain regard » Le bleu du caftan, le nouveau film de la réalisatrice marocaine Maryam Touzani, est sorti en salles en France en mars 2023 après avoir été diffusé au Maroc en février (avec des restrictions d’âge). A Cannes, il a remporté le prestigieux prix de la Critique et accomplit depuis un beau parcours, glanant de nombreux prix ainsi qu’une nomination aux Oscars.
C’est une œuvre qui fera assurément date dans le cinéma arabe, à la fois pour sa mise en scène parfaitement maîtrisée et pour sa façon audacieuse d’aborder le thème de l’homosexualité. La réalisatrice a élaboré le scénario et les dialogues avec Nabil Ayouch qui est également producteur, le couple (ils sont mariés à la ville) ayant travaillé selon un schéma de collaboration déjà éprouvé sur leurs films précédents (Adam pour elle, Much loved pour lui).

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’utilisation de l’espace. Le film se déroule en grande partie dans le volume confiné d’une échoppe de broderie au cœur de la médina de Salé, qui elle-même forme un labyrinthe de venelles tortueuses et intriquées.
C’est là que Halim (Saleh Bakri) et sa femme Mina (Lubna Azabal) confectionnent au fil des ans des caftans destinés à des clientes de la haute société marocaine. Même s’ils se sont bien réparti les rôles – il est le maalem (le maître-artisan) qui travaille patiemment les étoffes, tandis qu’elle gère les relations avec la clientèle et les fournisseurs, négociant fermement les prix et les délais, l’endroit peine à les contenir. Cette exiguïté conditionne les comportements (impossible de trouver une quelconque intimité) et les déplacements (il faut s’effacer pour laisser place à l’autre). La même contrainte vaut pour leur appartement situé non loin de là, qui paraît ne comporter qu’une chambre à coucher et un renfoncement où Halim se réfugie pour fumer. Tous ces espaces, éclairés par le jour naturel ou par des chandelles, donnent au film sa photographie somptueuse, toute de clairs-obscurs.

Dans cet atelier, on travaille exclusivement à la main, avec une exigence de qualité qui fait tout le prix de ces pièces uniques. Le film est une véritable ode à cet art exigeant et minutieux, dont chaque étape est importante : le choix des étoffes, appréciées dans leurs teintes, leurs textures et leur souplesse, la beauté du fil d’or qu’on doit enrouler et dérouler autour des bobines… C’est un art qui toutefois est en train de disparaître. A une femme qui apporte un somptueux caftan confectionné selon des techniques qui n’ont plus cours, Halim répond rêveusement : « J’ai connu un artisan qui les faisait, il avait appris auprès des Juifs… ». Cependant, cette exigence a un prix, et elle impose des délais de livraison extrêmement longs, d’autant que Halim est seul face à l’immensité de la tâche : chaque caftan est travaillé sur mesure, brodé selon les exigences de la cliente et en fonction de l’occasion où il sera porté.

D’où l’idée de faire venir un apprenti : ce sera Youssef (Ayoub Missioui), dont on assiste au recrutement par le couple. Malgré le talent naturel du jeune homme et sa bonne volonté évidente, Mina se montre circonspecte, persuadée qu’il finira par partir comme tant d’autres avant lui qui n’ont pas eu la patience ou la rigueur pour ce travail ingrat et ont préféré devenir livreurs pour épouser le rythme de l’époque. Halim, quant à lui, veut y croire, Youssef semble être d’une autre trempe et mû par un vrai désir d’apprendre. Mais peut-être y a-t-il autre chose, et le scepticisme de Mina ne tarde pas à se muer en franche hostilité…

L’homosexualité de Halim nous a été révélée d’emblée, d’abord indirectement dans son entière passivité au lit (on voit Mina le prendre dans une étreinte qu’il subit sans plaisir), puis plus explicitement lors d’une scène de hammam, filmée comme un rituel : là encore, la mise en scène joue avec virtuosité de l’organisation des espaces, plus amples mais rendus oppressants par la moiteur étouffante qui baigne les corridors, les salles communes et les cabines individuelles.

L’arrivée de Youssef dans la vie du couple, qui coïncide avec l’aggravation de la maladie de Mina, agit comme un catalyseur. Une timide romance entre Halim et Youssef, à peine suggérée par un rapprochement, une étreinte ou une tâche accomplie en commun, permet une échappée hors du sexe sans amour pris à la sauvette dans les espaces privés du hammam. La douceur de leur caractère les unit aussi dans une complicité amusée face à la fermeté affichée de Mina.
L’histoire se lit aussi dans les corps des personnages, en particulier sur leurs dos qui révèlent leur force ou leurs faiblesses. Le dos vigoureux et bronzé de Youssef quand il se change dans l’échoppe, s’attirant les regards de Halim et les remontrances de Mina (« La prochaine fois tu te changes chez toi, on n’a pas le temps pour ça. »). Le dos osseux et hâve de Mina, sur lequel la maladie exerce son emprise – elle n’est plus capable de manger autre chose que les quartiers de mandarines que Halim lui prépare amoureusement. Celui enfin de Halim, encore solide mais maculé de taches de vieillesse.

Le film suit son lent cheminement pour nous montrer les liens qui s’établissent entre les trois protagonistes. Mina résiste tant bien que mal à la maladie, tenant à rester jusqu’au bout l’épouse vaillante, malgré les protestations de Halim dont l’affection pour sa femme transpire dans chacun de ses gestes et qui la supplie de se ménager. Sa méfiance initiale envers Youssef se mue bientôt en indulgence – n’est-ce pas celui qui apporte à Halim la vitalité qu’elle n’est plus capable de lui donner ? Malgré sa conscience de le perdre, elle conserve à son époux sa pleine estime et le défend face aux exigences absurdes des clientes, qu’elle oblige à se plier au rythme du maalem – c’est lui le patron qui dicte le calendrier. Quand viendra le temps des aveux, elle le libérera de sa honte en affirmant qu’elle ne connaît pas plus noble que lui, lui restituant d’une certaine manière sa dignité d’homme.

Cette cellule familiale et amoureuse se soude progressivement contre les intrusions extérieures, vécues comme des agressions. Les clientes pressées, qui voudraient la qualité du travail fait main mais la vitesse des « machines », et qui, face à un délai jugé trop long, agitent la menace d’aller à la concurrence. Le fameux caftan bleu qui donne son titre au film concentre les attentes : la cliente vient sans cesse s’enquérir de l’avancement des travaux, quand une autre se dit prête à payer davantage pour l’arracher à sa commanditaire initiale. Mais les intrusions sont également le fait des voisines qui passent leur temps à épier et se piquent de régenter la médina : l’une d’elles hurle sur le barbier de rue pour qu’il baisse le son de sa radiocassette – le même son sur lequel danseront les trois protagonistes dans une des plus belles scènes du film.

La réalisatrice, inspirée par une rencontre faite il y a quelques années dans la médina, déclare avoir voulu ouvrir le débat sur la question de l’homosexualité. Nul doute que ce film tout en délicatesse, avec son choix avisé de ne pas heurter le public à travers des scènes trop explicites et son jeu d’acteurs tout en nuances, y contribuera. Mais c’est peut-être du finale en forme de tragédie que vient la véritable subversion, quand Halim décide, passant outre la tradition, de donner à sa femme le seul hommage qu’il juge digne d’elle…

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *