Spiro

« C’est un Grec d’Egypte répondant au nom savoureux de Spiro Spatis qui a mis au point la boisson gazeuse du même nom [le « Spatis » – ou prononcé à l’égyptienne, le « Sbates »]. Arrivé à la fin du XIXe siècle en Egypte, à l’âge de quinze ans, le jeune homme apprend l’arabe dans les écoles égyptiennes et en 1920, crée une société à son nom – «boissons gazeuses et sirop» – sise en plein centre-ville non loin de la Gare centrale. La petite entreprise va rapidement prospérer grâce au sens de l’organisation de Spiro, qui expédie sa marchandise sur tout le territoire égyptien, depuis Alexandrie jusqu’à Assouan, en utilisant le réseau ferroviaire et une flotte grandissante de camions.
Comme logo de sa marque, il choisit l’abeille – hommage à sa province d’origine en Grèce, réputée produire l’un des meilleurs miels d’abeille du monde –, ce qui évidemment sera pour les Égyptiens volontiers blagueurs une source inépuisable de sarcasmes. La nokta aidant, l’abeille a tôt fait d’être désavantageusement remplacée par une mouche et le doute d’être instillé dans les esprits quant à la véritable composition d’une boisson placée sous le haut patronage d’un insecte réputé pour ses goûts douteux. Cela n’empêche pas le vaillant entrepreneur de progressivement incarner l’idée qu’on se fait d’une production nationale: le roi Farouk lui attribue une Médaille de la qualité, et plus tard, Gamal Abdel-Nasser lui fera allouer d’importantes subventions, ne perdant pas une occasion de le citer en exemple comme symbole de l’indépendance économique égyptienne.
Las, le Spatis ne résistera pas au retour triomphal, en 1979, du Coca-Cola en Egypte, à la suite des accords de Camp David – la paix étant revenue et l’Egypte n’ayant plus, mais plus du tout, de raison de boycotter les sociétés amies de l’ennemi désormais devenu ami. Mettant tout son poids économique dans la balance, la firme d’Atlanta inonde le marché égyptien de ses produits et s’assure un réseau de distribution phénoménal en installant jusque dans les épiceries les plus pouilleuses des réfrigérateurs flambant neufs destinés à abriter la boisson magique de la moite touffeur estivale.
La Ligue arabe, elle, attendra 1991 pour mettre fin au boycott, mais celui-ci, alimenté par la politique toujours plus altruiste de l’empire américain en direction des pays gueux, va ressurgir sous une autre forme. Un graphiste travaillant dans une société d’informatique sri-lankaise, par ailleurs militant de l’islam radical, vient en effet de faire une découverte stupéfiante: quand on retourne le célèbre logo blanc sur fond rouge de la firme pour le lire par transparence, l’inscription en lettres latines Coca-Cola se mue en caractères arabes qui, lus de droite à gauche, semblent former exactement l’imprécation suivante : «Non à Muhammad! Non à La Mekke!»
La firme d’Atlanta a désormais du souci à se faire, car ce ne sont plus seulement les militants de la gauche anti-colonialiste et anti-impérialiste – ouvriers dont le pouvoir d’achat se réduit comme peau de chagrin ou intellectuels crevant la faim – qui pourraient faire vœu d’abstinence à l’encontre de son breuvage paradisiaque, mais potentiellement plus d’un milliard de consommateurs de toutes origines et de toutes conditions. »

© Khaled Osman
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Note pseudo-savante qui devait initialement figurer dans le roman « Le Caire à corps perdu », mais finalement écartée – par l’auteur – du manuscrit final.

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