Sarinagara

« Les années avaient passé. J’en avais perdu le compte. Je n’avais pas cessé d’avancer dans mon rêve. Et maintenant que j’avais vieilli, je réalisais que ce rêve m’avait insensiblement conduit tout au cœur d’un grand pays d’oubli s’étendant à perte de vue. J’avais cru suivre le chemin tout tracé de l’existence, convaincu que ma seule volonté, se développant d’elle-même, me menait à chaque fois un petit peu plus loin, toujours tout droit devant moi. Mais chaque pas en avant avait été un pas de côté. Sans le comprendre du tout, je m’étais laissé glisser sur le bord où je perdais prise, destiné à flotter, détaché de tout. J’avais vu lentement tous les gens que j’aimais s’éloigner de moi, me laissant absolument seul et désœuvré.

Ainsi j ‘étais parvenu en un lieu dont je ne savais rien. Dire qu’il n’avait pas de nom serait une concession inutile à la fausse poésie. En vérité, ce lieu avait porté beaucoup de noms différents et emprunté des formes souvent semblables. Dans ma petite enfance, il avait régulièrement ressemblé à une cour d’école ou à un grand jardin. Ensuite, beaucoup de nuit s’était couchée sur lui: la grande nuit libre où l’on n’attend plus rien du tout de la vie, celle des rues désertes et des chambres sans sommeil. Et puis j’étais parti, changeant plusieurs fois d’adresse, de ville, de pays. Et maintenant, il n’y avait plus aucun endroit sur terre que je puisse appeler: chez moi. »

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Extrait de Sarinagara, de Philippe Forrest, Gallimard, 2004 (également en Folio).

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