Nous étions récemment à Beyrouth pour assister à un mariage, et alors que nous prenions notre petit déjeuner à l’hôtel, un serveur − qui nous avait entendus discuter entre nous − s’est approché:
— Vous êtes égyptiens ?
— Oui, a aquiescé mon épouse.
Le visage de l’homme s’est éclairé d’un large sourire.
— Ya mit ahla wa sahla fi atiab wa akram chaab! (« mille bonjours au peuple le plus gentil et le plus généreux! »)
— Vous aussi, lui a répondu mon épouse (nous ne cessions depuis notre arrivée de nous émerveiller de la qualité de l’accueil des Libanais malgré la crise sévère qu’ils traversent), vous êtes très gentils et très généreux.
—Je ne suis pas libanais, Madame, je suis syrien. Je travaille ici (à Beyrouth) mais toute ma famille est à présent en Égypte, c’est là-bas qu’ils se sont réfugiés.
Et là − croyez-moi si vous voulez −, il ajoute:
— Écoutez, il y aurait matière à en parler pendant des heures mais quoi que je dise, ça ne rendra pas justice au peuple égyptien et à son gouvernement de ce qu’ils ont fait pour nous, vous êtes le pays qui a le mieux accueilli les réfugiés et leur a fait sentir qu’ils étaient chez eux, en leur donnant des occasions de travailler et de réussir. Puisse l’Égypte rester éternellement la Mère du monde, et tant qu’elle sera en vie le monde arabe en entier le restera aussi, Dieu nous la garde ainsi…
Bon, tout ça paraît − est − exagéré. L’Égypte n’est pas, loin s’en faut, le pays qui a accueilli le plus de réfugiés syriens. La Turquie ou d’ailleurs le Liban en ont reçu infiniment plus. Je me méfie naturellement des hommages qui visent un peuple et plus encore un gouvernement, et si je n’avais pas assisté en personne à la scène, j’aurais subodoré un récit de propagande peut-être destiné à laver d’autres turpitudes égyptiennes. Je ne sais pas non plus si l’Égypte est le pays qui les a le mieux accueillis, mais le fait est qu’au Caire on voit beaucoup de ces Syriens qui ont ouvert des restaurants ou ont monté des projets comme entrepreneurs ou simples artisans, dans lesquels ils réussissent et se sont taillé une image de sérieux auprès de la population d’accueil.
Quoi qu’il en soit, l’hommage a bien été formulé en ces termes, par un brave homme à qui nous n’avions rien demandé et qui lui-même ne demandait rien. Et c’était rafraîchissant d’entendre une parole positive sur l’accueil de l’autre.
Et puis quelques jours plus tard c’était le retour vers notre autre patrie, la France, le-pays-de-la-justice-et-des-droits-de-l’homme. Oui c’est comme ça que ce pays était encore regardé naguère, mais les gouvernements qui se sont succédé à sa tête depuis quelques décennies ont rivalisé pour planter le dernier clou dans le cercueil de cette idée, aujourd’hui bel et bien morte! C’est très triste car cette image effacerait presque le travail formidable accompli par des associations ou par des citoyens volontaires partout dans le pays, des gens qui ont refusé d’abdiquer leur humanité.
Dès l’arrivée, on est noyé sous les discours de haine véhiculés par les politiciens de bords variés et les chaînes d’information en continu, discours qui ne sont pas nouveaux mais qui sont désormais proférés sans la moindre gêne, sans la moindre vergogne… Comme quoi il faut cesser à toute force d’accueillir les migrants dont la seule existence, même quand ils ne sont même pas encore parvenus à nos portes, est une menace mettant en péril la nation. Oui, un seul migrant supplémentaire, on ne peut pas. Ils représentent un risque terrible qu’il faut conjurer, quiconque s’avise de dire le contraire ne peut être qu’un dangereux idéaliste n’ayant pas la première notion d’économie.
Alors dans un moment de doute on s’interroge : « Mais c’est vrai, ça, la France a peut-être tellement fait déjà que la coupe est pleine, qu’il y a une sorte de saturation peut-être compréhensible, non? » En tout cas c’est la posture politicienne affichée: ne nous en demandez pas plus, on est au bout du rouleau, d’autant que comme l’a dit l’autre, on ne peut pas « accueillir toute la misère du monde » – je hais cette expression, sous ses dehors de maxime frappée au coin du bon sens, elle ne sert qu’à renvoyer l’autre à son insignifiance. Quand je l’entend, je pense au petit rictus satisfait de celui qui l’a inventée en se disant qu’avec cette formule, il allait soulager une fois pour toutes notre conscience de nantis repus, que la formule allait fermer leur clapet à tous ceux qui estiment qu’on pourrait faire un peu plus sans forcément se faire happer dans l’abîme de la pauvreté et de la famine.
On s’interroge, donc, et on se renseigne… Et voilà ce qu’on trouve (dans une étude du CNRS parue en juin 2022):« La Syrie comptait 22 millions d’habitants avant la guerre. Combien de demandes d’asile syriennes la France a‑t-elle cumulées de 2014 à 2020? Environ 25.200, selon les données transmises à Eurostat. C’est un chiffre dérisoire, comparé à celui de l’Allemagne, qui a enregistré dans la même période 633.100 demandes de Syriens, soit… 25 fois plus. Or, selon le Haut-Commissariat de l’ONU aux réfugiés, le nombre total de Syriens qui ont dû fuir leur pays s’élève au printemps 2022 à 6,8 millions (sachant que les déplacés internes sont à peu près aussi nombreux). La plupart sont restés dans les pays limitrophes: Turquie, Liban, Jordanie. Seuls 17 % ont pu déposer une demande d’asile dans un pays de l’Union européenne, soit 1.140.220 personnes. Sur ce nombre, l’Allemagne en a enregistré 55,5 % et la France pas plus de 2,2 %. Le compte est simple : 2,2 % des 17 % de Syriens enregistrés dans l’Union, cela fait moins de 0,4 % de l’ensemble des exilés syriens (25.200 sur 6,8 millions). On est loin du « tsunami » dénoncé par certains partis.«
Alors s’il vous plaît, faites les choix politiques que vous voulez, mais de grâce, arrêtez de parler comme si on en avait déjà trop fait.
© Khaled Osman (septembre 2022)