« Ici tout le monde avait peur: de la censure, des filatures, des gens, des maisons, des murs dont on pensait qu’ils avaient des oreilles. Les gens se méfiaient de leur propre ombre, et aussi de moi. Avaient-ils réellement peur de moi? Oui, sans aucun doute ils me redoutaient. Tout comme ils avaient peur d’eux-mêmes du reste, craignant de prononcer involontairement tel ou tel mot, de laisser échapper tel ou tel aveu, de formuler telle ou telle critique qui porterait atteinte à son Excellence le Commandeur.
Abou’l-Yomn était celui qui s’exprimait avec le plus de franchise, mais il se mettait tout de même des limites. Il me confia que ses idées les plus téméraires, il ne les exprimait qu’en présence du Commandeur lui-même. Au début je ne le crus pas, mais il m’expliqua que sa tactique s’appuyait sur cette vérité que tout humain aspire à ce qui lui manque le plus dans la vie.
«Or moi, poursuivit-il, je sais depuis la période où nous étions camarades d’études ce qui manque au Commandeur: pour vivre, il a besoin que quelqu’un lui révèle le gouffre qu’il creuse chaque jour. Oh, cela ne l’amène pas à le combler, ni même à cesser de le creuser, mais il lui faut sentir à quel point il s’y enfonce.
— Comment ça, demandai-je à Abou’l-Yomn, il sait qu’il est dedans et qu’il tombe inexorablement, mais il a besoin de parvenir à la plénitude de cette sensation?
— Exactement, cette recherche de plénitude est en fait une quête de la mort: la volonté de s’enfoncer toujours plus profondément. Il se peut même que pour lui cette plénitude extrême soit représentée par le gouffre lui-même.
— Mais cette idée risque de le choquer, fis-je observer, il pourrait t’interdire d’exprimer ton opinion, voire te tuer.
— En effet, acquiesça-t-il, il en a le pouvoir, et il a déjà assassiné beaucoup de gens pour les raisons les plus futiles. Cependant, il ne peut pas éliminer tous ses détracteurs. Si jamais il les tuait tous ou les faisait taire, il n’aurait plus que lui-même à qui parler. Imagine ton accablement si tu étais condamné à te parler à toi-même !» »
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Extrait du roman d’Ali Al-Muqri, Le Pays du Commandeur, traduit de l’arabe (Yémen) par Ola Mehanna et Khaled Osman, éditions Liana Levi, mars 2020