Ce qui avantageait mon dos par rapport au dos de mon père…

« J’ai assisté aux premières journées de travail de mon père… Le voici retournant à la tâche après une pause durant laquelle il a repris ses forces, j’ai vu ses pieds flageoler sous le poids des sacs, j’ai vu ses veines se gonfler, sa voûte plantaire s’enfoncer à chaque instant un peu plus dans le sol. Je pouvais situer chacun des endroits où il s’était brièvement arrêté pour remettre le fardeau d’aplomb sur son dos, attrapant le devant de sa gallâbieh entre les dents et passant ses deux mains sous le sac rempli de grain pour le rajuster au-dessus de son dos voûté. A un point donné, les jambes de mon père ont été remplacées par mes jambes à moi, de même sa colonne vertébrale, depuis les sept vertèbres cervicales jusqu’au coccyx, sa peine est devenue ma peine, son gémissement est devenu mon gémissement, sa douleur étouffée est devenue ma douleur, son tremblement est devenu mon tremblement, j’étais d’autant plus pris au dépourvu qu’il n’avait pas émis la moindre protestation, de peur que le contremaître ne le disqualifie comme un de ces gringalets qui se fatiguent au premier effort.
J’ai chancelé sous le poids de cette première charge, un poids sous lequel mon père se serait effondré s’il n’avait pas bandé tous ses muscles pour tenir bon; Dieu merci il y était parvenu in extremis. Ce qui avantageait mon dos par rapport au dos de mon père, ce qui avantageait mes jambes par rapport aux jambes de mon père, c’est que son histoire jusque là était grevée par l’adversité, par les douleurs qu’il avait endurées, par les outres remplies d’eau qu’il avait transportées à travers le village, par les moutons qu’il avait chargés sur ses épaules pour traverser les chenaux d’évacuation, tandis que ma colonne vertébrale et mes jambes à moi avaient été épargnées, elles n’avaient pas connu ces lourds fardeaux, et cela pour la simple raison que par sa peine il m’en avait dispensé, que par ses efforts il m’en avait protégé… »
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Extrait du roman de Gamal Ghitany Le Livre des illuminations, trad.Khaled Osman, paru aux éditions du Seuil en 2005

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