Aden

« Aden approche, marche lentement et droit vers cet homme. Il n’y a pas d’erreur, il s’agit bien du professeur de troisième, M. Lardoz. L’ardoise, son surnom. Il enseignait les mathématiques à Jules-Ferry, il y a trente ans. Il semblait déjà vieux, il n’a donc pas beaucoup changé. En revanche, l’homme qui avance vers lui, en blouson de cuir et lunettes cerclées, ne peut guère lui rappeler l’élève de troisième, le meilleur de sa classe. Il y a eu sans doute avant lui, après lui, trop de meilleurs élèves et de moins bons qui ressemblent à Aden, marchant en foule anonyme vers la sortie des gares, pour que le professeur s’y retrouve. Pourtant, ils ont peut-être moins changé qu’en apparence, ces élèves, car, sur les photographies de classe où s’alignent leurs têtes, se dessinent déjà les faces des futurs vieux enfants qui garderont l’air jovial ou ahuri d’alors, l’œil louche, l’épi au front, l’oreille décollée, le menton fuyant, celui qu’ils ont plus tard sur les photos de casernes, en uniforme militaire, en treillis près du camion dans les Aurès, trônant au milieu des ouvriers sur les chantiers de l’entreprise paternelle. Celui-là avait déjà la tête du patron sur la photo de classe, celui-là une tête à boire son petit blanc au zinc du matin et à trimer dans le garage d’un autre; le petit comptable gentil faisait déjà ses vacheries en douce avec le chef de rayon du supermarché, et l’interne maussade, celui qui meurt de leucémie, ils ressemblent déjà à ce qu’ils ne sont pas encore. »

Aden, Anne-Marie Garat, Points P1606.

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