L’autre jour, je suis allé avec une de mes filles travailler au café (elle sur son droit, moi sur ma traduction en cours). Le roman que je traduis cite abondamment un poème écrit par Ahmad Chawqi (surnommé le « prince des Poètes »), Salou qalbi – « Questionnez mon coeur » –, qui par la suite a été magnifiquement chanté par Oumm Kalsoum.
Mais bon, ça n’est pas tout de s’imprégner du poème, il faut encore le traduire en français, et accessoirement convertir son mètre arabe (wâfir, monorime en bâ) en un mètre français (ici alexandrins, multirime).
Or, pour arriver à ça, je ne connais pas d’autre méthode que de compter… sur ses doigts. J’imagine que les versificateurs patentés qui ne sont pas des poètes du dimanche comme moi savent faire ça à l’oreille, mais moi, voyez-vous, j’ai besoin de mes doigts.
A une table voisine, j’avais remarqué une vieille dame qui suivait mon manège avec un large sourire. Pensant que ça n’était que courtoisie de voisinage, je le lui avais rendu (son sourire), mais elle persistait néanmoins à suivre le moindre de mes gestes.
Jusqu’au moment où, n’y tenant plus, elle est partie dans un grand rire et s’est mise à m’imiter ouvertement, comptant à haute voix en pliant les doigts, puis continuant après les avoir dépliés…
Moi (innocemment) : Ah, bien je vois que ça vous fait rire…
Elle : Oh oui!
Moi : C’est de me voir compter qui vous met dans une telle joie?
Elle (hilare) : Oui, compter sur vos doigts… parce que normalement, à votre âge, on est censé savoir compter sans ça…
Moi (me justifiant comme je peux) : Non mais c’est parce que je dois compter les pieds, vous savez, pour les vers…
Elle: Ah, d’accord…
Elle a conclu ainsi sur le ton de celle qui a compris, et je pensais avoir à la fois clarifié le malentendu et sauvé mon honneur.
Cependant, je voyais que cela n’avait pas pour autant dissipé sa bonne humeur.
Je n’ai pas tardé à me rendre compte que, non seulement elle m’avait pris pour un type d’âge mur incapable de compter autrement qu’avec ses mains, mais qu’en plus, mon explication maladroite avait dû achever de la convaincre que j’étais un complet demeuré s’affairant à compter des verres à pied en ânonnant. Cerise sur le gâteau, ma fille s’est mise elle aussi de la partie, ravie que son grand gaillard de père se soit – je cite – « fait clasher par une petite vieille haute comme trois pommes ».
Où il se confirme que traduire n’est pas une activité sans risques…
Copyright Khaled Osman (octobre 2014)