Un tour du destin

« Un tour du destin a fait que j’ai remis la main dessus…
Ce livre, je l’avais entièrement oublié… mais à quand l’affaire remonte-t-elle? Ah oui, à ma première année à l’institut de formation des institutrices…
Il était resté coincé, des années durant, dans la brèche sous les escaliers.
Il faut que tu saches que mon amie Laïla est une vraie casse-cou – où que nous soyons, elle est capable de partir au quart de tour
comme le lait qui déborde. Quand elle parle, elle tend les lèvres comme un oiseau ; sa voix est enrouée, et au détour de cet enrouement pointe un sourire ; quant à ses yeux, ils n’aiment rien tant que regarder à la dérobée. C’est elle qui avait réussi à soustraire
le livre ; par la suite, elle nous a raconté qu’elle était tombée dessus comme par enchantement, qu’il semblait lové à l’attendre dans le couloir de leur maison, tombé des cartons de son oncle paternel. […]
«Tu le veux, ou on le remet en terre?»
Par ces mots, elle avait lié le destin de ce livre au mien.
Laïla et moi risquions l’expulsion. Nous surprendre en possession du livre aurait été comme trouver un homme caché dans notre cahier. En partant à l’école ce jour- là, je l’avais noué autour de ma taille, lui permettant d’occuper le creux formé sous le renflement de ma poitrine. Ainsi, il était bien à l’abri sous la toile grise de mon tablier d’école, d’autant que j’avais rabattu ma ‘abaya sur moi – le signal convenu entre élèves pour signifier que leurs habits sont souillés de leur sang menstruel.
Il faut savoir que Laïla et moi, on y voit aussi clair dans le noir que des chauves-souris ; nous nous sommes cachées dans les toilettes pour lire les premiers mots du livre. Mon oeil est tombé sur cette phrase : «D. H. Lawrence s’est enfui en Allemagne avec sa préceptrice.» Les mots ont pincé une corde au fond de mon ventre et mon regard s’est mis à dériver, tout comme celui de Laïla: un mot de plus et nos coeurs auraient pu cesser de battre, ce qui nous aurait fait prendre.
De tous les livres qu’elle avait réussi à détourner, celui-ci était le plus explosif: une bombe de péchés, quoique à retardement.
Revenir à la maison avec le livre sur moi était suicidaire, et pourtant je l’ai fait… Je me suis faufilée dans l’appartement, et sans même un regard à mon père, j’ai glissé le livre interdit dans cette fameuse brèche sous l’escalier, à droite de la porte d’entrée, d’où il a refait surface, bien des années plus tard, à la faveur d’une inondation. »

————-

Le Collier de la colombe, de Raja Alem, traduit de l’arabe – Arabie Saoudite – par Khaled Osman (paru en poche – Points, P3170 – le 2 janvier 2014 )

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *