Lu dans Afrique-Asie, sous la plume de Abdellali Merdaci, l’article particulièrement virulent que ce professeur (de théorie littéraire à l’université de Constantine) consacre, sous le titre « Régis Debray, Kamel Daoud et l’Algérie: une répétition néocoloniale », au couronnement littéraire et médiatique de l’auteur de Mersault, contre-enquête.
Au-delà de ses outrances manifestes et d’un jugement sévère (que je ne partage pas) sur les qualités proprement littéraires du récit de Kamel Daoud, cet article donne matière à réfléchir et mérite certainement d’être lu et débattu (extraits):
« Quelles peuvent être les raisons d’un attachement sans faille de l’intelligentsia française à un ouvrage qui n’aurait pas ameuté les grandes foules et les happenings médiatiques s’il était écrit par un Français? […] Est-il possible de rappeler à tous que Kamel Daoud et son insignifiant essai littéraire sont plus une mise en scène française, particulièrement germanopratine, qu’algérienne? L’auteur de Meursault, contre-enquête, habilement pris en charge par l’institution littéraire française, s’inscrit dans les attentes de ce qui est appelé la «littérature-monde en français», phénomène proprement néocolonial qui sévit depuis le fameux «Manifeste des Quarante», en 2007, qui a décidé de créer dans les marges de la littérature française une périphérie littéraire regroupant plusieurs écrivains du monde, justifiée par l’usage commun de la langue française.
Auteur algérien, Daoud n’espère désormais qu’une carrière littéraire française, loin d’une littérature nationale algérienne, subissant encore l’hégémonie d’un champ littéraire parisien mû en recruteur de nouveaux bataillons d’Afrique, les célèbres «Bat d’Af» de jadis, faisant entendre aujourd’hui, signe des temps changeants, le cliquetis de la plume comme, hier, celui du mousquet, ferraillant au service de la France. […]
Les aspirants «néo-indigènes» au succès littéraire parisien savent maintenant, comme Daoud, ce qu’ils doivent faire et ils peuvent apprécier profondément l’amer prix de vilenie à payer. […]
Comme beaucoup d’écrivains français d’origine algérienne, Kamel Daoud prétend faire de la littérature algérienne dans les basses-fosses de la littérature française et de son champ littéraire germanopratin. Il y a, fichtrement enraciné derrière cette intention, la croyance confondante que l’Algérie joue et jouera toujours dans les basses divisions, dans tous les domaines de l’activité humaine. Si un footballeur a du talent, on a vite fait de le vendre à l’étranger, parce qu’il a transcendé le niveau national et la seule reconnaissance ne peut lui être consentie que par un ailleurs magnifié (le symptomatique « là-bas »). C’est ce principe misérabiliste qui guide l’expatriation de sportifs, d’écrivains, d’universitaires et d’artistes, poursuivant hors du vrai pays de folles chimères.
Le seul avenir possible pour une littérature algérienne autonome ne peut être envisagé hors sol, «là-bas», mais dans un ici résolu, avec ses éditeurs, ses auteurs, ses lecteurs et ses institutions qui ne devraient plus lui manquer. Faut-il l’édifier, cet avenir, contre une France littéraire sans honneur, qui continue à débaucher ses écrivains et qui a fait de Kamel Daoud l’oiseau rare d’une saison littéraire désenchantée?
Debray peut insister sur cette obligée réinsertion de l’auteur de Meursault contre-enquête dans le souvenir de Camus et dans une francité littéraire éternellement dévoreuse: «Vous avez rapatrié L’Étranger dans la culture algérienne, fait de Camus un indigène à part entière, si je puis dire. Un écrivain qui parle de vous et à vous, arabes, Algériens, maghrébins. Eh bien, votre contre-enquête algérienne, écrite dans un français que peu de Français savent encore écrire ou même parler, sachez que nous la rapatrions à notre tour dans le trésor de notre littérature, je devrais dire la Littérature, celle qui peut faire de nous un peu mieux que des confrères, des frères.»
Ainsi, quels que soient l’intérêt et la valeur littéraire de l’œuvre de Daoud, elle devient naturellement française et éligible à un transfert au «trésor» de la littérature française. Il s’agit, en fait, d’un déni écrasant et humiliant de l’autonomie et de la personnalité de la littérature d’un pays indépendant. Nul n’a jamais entendu cette revendication de la littérature de leurs anciennes dépendances par Londres, Madrid et Lisbonne. Paris peut le faire sans mesurer le champ de l’histoire et des décolonisations.
Et pour autant, il convient de redire que l’Algérie, qui n’est pas fermée aux relations littéraires avec toutes les nations du monde, n’est plus la France. Si l’institution littéraire française respectait l’Algérie et sa littérature, si elle tenait à primer un auteur algérien ou à le promouvoir dans une compétition, elle aurait pu recommander Daoud et son maigrelet «Meursault» pour concourir dans un prix littéraire (il en est même de prestigieux) réservé aux littératures étrangères dans lequel ils auraient été confrontés aux plus grands noms et œuvres de la littérature mondiale. Car, en France, la littérature algérienne doit être une littérature étrangère et non un greffon importé. Cela devait être le choix le plus légitime et le plus honorable pour ses auteurs et pour leur pays. C’est le contraire qui a été fait: Algérien, Daoud concourait comme un postulant français (ou assimilé, en version «néo-indigène») à des prix littéraires typiquement franco-français.
L’intention néocoloniale est bien forte dans cette démarche. Debray évoque donc un rapatriement dans «le trésor» de la littérature française. Troublant mot, en vérité. Le dictionnaire Larousse l’explique ainsi: «Faire revenir des personnes, des biens, des capitaux dans leur pays d’origine». Le médiologue ne perçoit pas la lourde signification de ce mot en Algérie, lorsque les bateaux chargés de Français d’Algérie quittaient les ports du pays exsangue, laminé par une longue et dévastatrice guerre. Contre les attentes du FLN et de son gouvernement provisoire, la minorité française, juive et européenne, qui avait sa place dans le nouvel État, le désertait, pour forger dans la société française et dans sa langue le mythe des «rapatriés». C’est en ces moments de terrible récession sociale, économique et culturelle que la fraternité aurait triomphé de tous les extrêmes, mais il est admis que Français d’Algérie et Indigènes (les «Arabes» de Camus) n’étaient pas des «frères». L’Histoire et ses violences nombreuses l’établissent.
Le seront-ils nécessairement aujourd’hui derrière le paravent des mots qui séparent plus qu’ils ne rassemblent et unissent ? L’Algérie littéraire et artistique devrait être vigilante face aux sergents-recruteurs de France qui, à l’instar d’un Régis Debray, agitent une insondable fraternité afin de revivifier leur vieille nation par le «rapatriement» d’écrivains et artistes de ses anciennes colonies, comme en témoignent les élections caractéristiques d’étrangers (entre autres l’Algérienne Assia Djebar et, récemment, le Haïtien Dany Laferrière) à l’Académie française. Il est clair qu’on est devant un processus de dénationalisation et de naturalisation pernicieux, qui prolonge le drame colonial. En l’espèce, il n’y a pas de maladresse dans le propos de Régis Debray; il a bien raison: Daoud, le «rebelle», à la langue «charnue» […] a été «rapatrié» et il est définitivement perdu pour son pays et pour sa littérature. Au moment où l’emprise de la France sur l’Algérie, sur sa politique, sur son économie, sur son industrie, n’a jamais été aussi visible, voire choquante, il est souhaitable que les Algériens, soucieux de leur indépendance nationale, ouvrent le débat sur l’inconséquente prédation culturelle française, à la mesure d’une douteuse entreprise néocoloniale. »
Copyright présentation Khaled Osman (juin 2015)