Le droit chemin

« Au village, les commères jasaient: “La fille du berger distrait le chamelier de son chameau.” disaient-elles, avant d’ajouter: “Chaque aube, elle emmène ses moutons et va le rejoindre dans le ravin. Le pauvre homme est esseulé; quant à elle, ça n’est qu’une gamine qui n’a personne pour la remettre dans le droit chemin et la brider. La jeunesse est comme un incendie, et il dévore en premier le corps de celles qui en sont gratifiées. Quant à nous, on est des pauvres femmes, on a les ailes brisées. On n’a pour nous que notre honneur, et on se refuse à céder au péché. Le malheureux n’est pas en faute, c’est pas lui qui a couru après elle, c’est elle qui, insolente comme elle est, est allée d’elle-même le rejoindre au ravin. […] Allez, qu’est-ce qu’on va dire, elle est pareille à son père – Dieu ait son âme là où il est. Elle refuse que notre communauté de bonnes gens vive dans la tranquillité et le bonheur, loin des problèmes; nous, on ne veut pas le chaos, on n’est que des faibles femmes, mais on a bien vu qu’elle avait du rouge aux joues, comme une femme mariée. Mon Dieu, protège notre pudeur, et sauve-nous de ces agissements répugnants. Mais elle, elle n’en a cure! Si seulement elle avait eu un père ou un frère qui aurait craint pour son honneur, ils l’auraient stoppée net, et ça nous aurait épargné la malédiction qui ne va pas manquer de nous tomber dessus.
Celles qui parlaient ainsi participaient à une fête de mariage par une paisible nuit d’été; elles étaient assises, un peu à l’écart du vacarme des festivités, au milieu d’un vaste patio noyé sous les lumières, les guirlandes et les youyous: les jeunes filles qui se pressent autour de la mariée pour chanter et s’agiter dans l’attente de l’événement, s’encourageant mutuellement à venir exhiber leur talent de danseuse, les mains audacieuses qui effleurent les parties charnues au milieu des rires entendus, des clins d’oeil, des sarcasmes grivois.
En entendant les ragots colportés à propos de la fille du berger, ‘Aïcha, qui était présente dans le groupe, s’est aussitôt mise à chanter: J’ai peur de ton chameau, retiens-le donc… Puis, après une courte pause, elle a renchéri en minaudant ostensiblement: “Ohé chamelier!” Les filles se sont écartées pour faire cercle autour d’elle, elles l’encourageaient de leurs applaudissements et se balançaient au rythme des tablas et des tambourins. ‘Aïcha était comme enivrée par la mélodie et les paroles, elle a fermé les yeux et essayé de convoquer l’image du chamelier, imaginant qu’elle l’entraînait dans sa danse. J’ai peur de ton chameau, retiens-le donc… soupirait-elle d’une voix soupirante et suave, elle s’étirait et se trémoussait, tout son corps dansait avec liberté et souplesse comme si elle ne dansait que pour lui, serrée dans ses bras. Les filles qui la voyaient danser avec tant d’ardeur et d’implication l’enviaient, et la jalousie bouillonnait dans leur corps à toutes – même à celles qui n’étaient pas dans la course –, se transmettant de l’une à l’autre par l’entremise de cette voix terriblement sensuelle. Les percussions battaient de plus en plus fort, jusqu’au moment où toute l’assistance s’est retrouvée massée autour d’elle, comme si cette nuit c’était elle la mariée. […]
Comme si cette parole s’était effrayée toute seule du silence régnant sur l’esplanade, elle s’est mise à se déplacer dans les allées du village, obliquant avec les inflexions, dansant au gré des sentiers et des ruelles, poursuivant sa lente déambulation qui la conduisit finalement jusqu’à la maison du berger, où elle frappa à la porte. La fille du berger était allongée sur son lit dans le patio de la maison, contemplant la lune d’été et s’étonnant du silence environnant. Les trépidations du mariage lui parvenaient distinctement, et au milieu des voix elle avait reconnu celle de ‘Aïcha, sans toutefois parvenir à démêler ce qu’elle disait.
Aussitôt après avoir ouvert la porte, elle fut mise au courant des cancans colportés par les commères sur son compte. Elle se releva instantanément, se saisit prestement du châle accroché au montant du lit et le jeta sur sa tête. On aurait dit qu’une braise l’avait enflammée et ses pas la portaient avec célérité. Elle n’était pas encore dehors que déjà elle jurait et maudissait: “Toutes des putains !” »

—————

Extrait du roman d’Ahmad Aboukhnegar, Le Ravin du chamelier, traduit de l’arabe (Egypte) par Khaled Osman, Actes Sud-Sindbad

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *