« Que de nuits n’avait-il passées adossé à la paroi de la cabane, avec le chamelon baraqué à côté de lui ! Il lui racontait sa lointaine province, lui disant à quel point elle lui manquait, de même que sa mère, ses frères et ses soeurs, et aussi son père qui avait oublié le chemin du ravin. Il lui parlait des jeux de son enfance, des moments de gaieté et d’insouciance. Il se rappelait les récits que lui avait faits sa mère, et dans les moments d’accablement, il en faisait part au chamelon, incluant même les épisodes auquel celui-ci avait assisté.
L’animal manifestait généralement de l’intérêt pour les histoires de son maître; mais il lui arrivait aussi de marquer son opposition en se dressant soudain sur ses antérieurs. Le chamelier se rendait compte alors qu’il avait dépassé les bornes et introduit dans son histoire des événements qui n’avaient pas eu cours.
Le cas s’était produit lorsqu’il lui avait fait le récit de sa rencontre avec ‘Aïcha: comment elle lui avait parlé près de l’embouchure du canal, comment elle avait saisi sa main et l’avait pressée… “Sa main était toute molle, comme si elle n’avait ni os ni veines. Quand elle l’a posée sur la mienne, qui serrait le licou, j’ai vu que le désir lui sortait par les yeux, et j’ai voulu l’attirer contre moi. En voyant mon regard, elle a su à quel point je voulais la posséder et…”
A ces mots, l’animal s’était redressé d’un bloc – le chamelier, entièrement noyé dans ses rêveries, ne s’en était pas rendu compte tout de suite – et, de sa queue, lui avait expédié au visage une bordée de sable qui lui avait empli les yeux et la bouche, lui arrachant un cri de surprise. »
Extrait du Ravin du chamelier, roman d’Ahmad Aboukhnegar, traduit de l’arabe (Egypte) par Khaled Osman, éditions Actes Sud