« Autrefois, j’ai officié comme ingénieur en bâtiment, le temps d’y voir plus clair dans mon avenir. J’étais en charge d’un chantier sur lequel étaient employés quatre menuisiers. Pour les inciter à boucler une étape urgente, je leur ai dit que s’ils finissaient la tâche impartie dans la journée, le déjeuner ne serait pas comme à l’accoutumée à base de foul [fèves] et taameyya [falafel], ni même de kochari [plat de riz et lentilles], mais qu’ils auraient droit chacun à un repas de Kentucky Fried Chicken (KFC).
J’ai vu que Yasser, le plus âgé d’entre eux, était plié de rire.
– Qu’est-ce qui t’arrive, Yasser? je lui demande.
– Vous nous faites marcher, msieur l’ingénieur, pas vrai?
– Pourquoi tu dis ça comme si j’avais parlé d’une des sept merveilles du monde? C’est que du poulet…
– Vous savez combien ça coûte, le KFC?
– Non mais dis-le moi, toi. J’ai l’impression que t’es bien au courant – si ça se trouve, t’y manges tous les jours…
– Tous les jours? se récrie-t-il. J’ai mangé là-bas deux fois dans ma vie. Une fois pour ma lune de miel – j’avais promis à ma femme que je l’y emmènerais et y avait plus moyen de me défiler -, et la deuxième fois contraint et forcé quand ma femme était enceinte de notre troisième môme – elle a eu une de ces envies subites qui viennent avec la grossesse, mais au lieu d’avoir envie de mangue comme avec les deux précédents, c’est tombé sur le KFC!
Je lui dis: mais c’est quand même pas si cher?! Écoute, répond-il, mes trois gosses m’ont dit comme toi, alors je me suis procuré la liste des tarifs, et j’ai calculé que si on mangeait tous avec ma femme et les 3 gamins, on allait pas s’en tirer à moins de 160 L.E. Alors si c’était pour savourer la nourriture pendant un quart d’heure, est-ce qu’y valait mieux pas offrir des cours particuliers à l’un des enfants?
Ce que Yasser m’avait raconté m’a ému, alors j’ai pris l’affaire au sérieux et j’ai rapporté du KFC pour les menuisiers. Yasser a ouvert le sachet, en découvrant le logo avec le type à la barbe blanche il était fou de joie, et moi j’étais heureux pour lui. Cinq secondes plus tard, je l’ai vu revenir vers moi et me rendre sa boîte pleine en disant: je vais pas pouvoir manger ça sans mes enfants et leur mère.
Je lui ai dit: Yasser, mange et je te donnerai de quoi en acheter pour les enfants et leur mère. Il a fini par manger, non sans m’avoir fait jurer que je tiendrais ma promesse – pour le rassurer, j’ai dû lui mettre en main le prix d’un menu pour 4 personnes.
Sept ans plus tard (Yasser avait quitté le job depuis longtemps et je savais pas où il était parti), un apprenti menuisier de 14 ans a travaillé avec Hussein, un ami ingénieur. A un moment, la conversation est venue sur la nourriture et le gamin a parlé du KFC, en indiquant qu’il n’en avait mangé que deux fois dans sa vie.
Quand Hussein m’a rapporté cet échange, je me suis dit en moi-même: Ah d’accord, ça doit être un numéro que ces bâtards de menuisiers nous jouent chacun leur tour… Mais Hussein m’a détrompé, m’expliquant que l’apprenti en question lui avait donné le détail des deux fois où il avait mangé du KFC: la première, il était trop petit et n’en avait qu’un souvenir très flou, la deuxième, c’était grâce à un ingénieur avec lequel son père avait travaillé il y a quelques années. Et là, m’a précisé Hussein, l’apprenti m’a sorti le nom complet de l’ingénieur en question – et c’était ton nom à toi!
Voilà comment je suis entré dans la légende d’une famille grâce à un repas KFC… Longue vie à l’Égypte! »
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Petite histoire par Khaled Diab (scénariste égyptien pour le cinéma, également auteur), traduite par mes soins avec son accord. Copyright trad. Khaled Osman (avril 2014)