Jules César

« Le chauffeur du car trois tonnes « de la ligne Casablanca-Fès et vice-versa, tout chargement, toute vitesse, tout prix » (je cite textuellement la raison sociale) m’a dit se nommer Jules César. Devant mon étonnement, il s’est expliqué:
– Et alors? Parce que je suis arabe je dois porter un nom préfabriqué comme Ali ben Couscous?
Je souris. Il exhiba sa carte d’identité.
– Tiens! regarde.
En effet. Nom: César. Prénom: Jules. Fils de Mohammed ben Mohammed et de Yamna bent X. Né présumé au douar Aglagal, fraction Demsira, tribu Taskemt, bureau de contrôle d’Imi-N-anoute, région de Marrakech, Maroc. Profession: chauffeur. Nationalité: citoyen des U.S.A.
– Comment as-tu fait?
– Le commandant du Cercle, naturellement. C’est un de ces vieux coloniaux comme il nous en faudrait une grosse. Le Maroc est pour lui une terre d’aventures et de mystères tel que l’ont défini Pierre Loti et les Tharaud. Il communie avec le soleil, se nourrit de dattes et de méchouis et porte le turban […]. En ce qui me concerne, je savais que sa principale aspiration était la femme arabe. Je lui ai confié ma soeur et il m’a délivré cette carte.
[…]
– Coreligionnaires, écoutez. Il y a peut-être parmi vous des couards, des femmes enceintes, des cardiaques, des gens sujets aux vomissements et aux diarrhées. Qu’ils descendent illico et aillent confier leurs personnes à une compagnie française […] qui garantit la sécurité avec timbre et quittance… Alors?
Personne ne bougea.
– Parfait! conclut Jules César. Que tout soit dit et que ce Chevrolet ronfle comme le père Adam. Parce que…
Il assujettit sa casquette.
– …ou bien je ferai péter cette mécanique ou bien c’est elle qui nous tuera tous.
Et saisit le volant.
– Prêt?
– Prêt, cria le graisseur.
[…]
Jules César conduisait bien. Dès les premiers cent mètres, il rasa un trottoir, dispersa une procession de Franciscains, écrasa un chien Pékinois. A moitié couché sur son siège, il tenait le volant entre le pouce et l’index, dédaigneusement, comme il l’eût fait d’une cigarette. De temps à autre, il se retournait pour me sourire. Il disposait d’une citoyenneté qui lui permettait de tout balayer devant lui: traditions, chaînes, ambages. La route coulait sous lui, vertigineuse comme un fleuve en crue et il se faisait un devoir de regarder le soleil bien en face. »

« Le Passé simple », Driss Chraïbi, Denoël, 1954.

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