Lu sur le site de l’ENS de Lyon, un (très bel) article-entretien intitulé « Traduire Tchekhov: spécificité d’un travail de traduction », avec le (légendaire) tandem formé par Françoise Morvan et André Markowicz. Si vous voulez savoir ce qui fait vibrer ces traducteurs-là – et aussi tous les autres à travers le monde -, lisez ce qu’ils disent de leur travail sur La Cerisaie (extraits):
« Françoise Morvan: Nous avons appris, à l’occasion de la traduction de La Cerisaie à résister à la tentation de bloquer le sens. Nous avions traduit La Cerisaie pour la première fois à la demande de Stéphane Braunschweig; c’est une traduction que nous avons faite avec une facilité déconcertante: nous avons eu l’impression de la rêver et, chose incroyable, nous étions contents de nous; Stéphane Braunschweig aussi était content; nous avions fait un travail passionnant avec lui car il avait rassemblé toutes les traductions existantes et a interrogé le texte ligne à ligne, ce qui nous a permis de comprendre pourquoi nous avions fait tel ou tel choix… […]
Bref, tout le monde était satisfait de notre traduction de La Cerisaie, les acteurs aussi, et même les critiques… Lorsque Alain Françon a décidé de la monter pour la Comédie française, en 1998, il est venu chez nous à Rennes pour faire une petite lecture de routine. Il n’avait pas tellement de questions à poser…
Or, dès la première phrase, nous nous sommes rendus compte qu’il fallait changer… Il n’y avait pas que la fameuse première réplique de la pièce, que nous avions cherchée en vain… Nous sommes restés enfermés trois jours, toutes affaires cessantes. Au total, un millier de changements — qui, d’ailleurs, sont à peu près invisibles, [mais] ces détails ont leur importance et c’est alors que nous avons compris que nous avions simplifié en traduisant de manière univoque […]
André Markowicz: Il serait peut-être intéressant de revenir justement à la première réplique de La Cerisaie pour donner un petit exemple. Nous avons mis dix ans à ne pas arriver à la traduire. La question est toute simple: Lopakhine se réveille en sursaut et dit: «Прищел поезд, слава Богу» [mot-à-mot: est arrivé le train, grâce à Dieu]. Il ne dit pas: поезд пришел [le train est arrivé]. L’entendant, un Russe comprend tout de suite que le train est enfin arrivé, et donc qu’on l’a attendu. Et, bien sûr, ce qu’il faut traduire, c’est cette attente, et cette attente ratée.
Françoise Morvan: Mais si, en russe, l’inversion est significative, en français, elle n’apporte aucune information. Or, la première réplique, dans toutes les pièces de Tchekhov est absolument déterminante, nous avons appris à le reconnaître au cours du temps — la première réplique contient toute la pièce comme en miroir, signe parmi tant d’autres du génie de Tchekhov… Il fallait donc bien traduire la situation. Seulement, dire «le train est arrivé, Dieu soit loué» ou «il est arrivé, le train, Dieu soit loué», en français, c’est équivalent; la seule différence, c’est qu’on allait dire encore «Markowicz met des inversions partout, c’est vulgaire»! Mais comme André y tenait à tout prix, j’ai cédé et nous avions fini par mettre «il est arrivé, le train». Mais nous en avions tellement marre de cette discussion, que nous avions enlevé «Dieu soit loué». Avec Alain Françon, nous avons corrigé la phrase et cherché des solutions, comme ajouter «enfin», «ouf», «ça y est» — mais ce n’était pas satisfaisant. Et puis un jour, à Bussang, un comédien, Jean-Yves Ruf, lors d’une répétition de La Cerisaie que montait Jean-Claude Bérutti, a joué la scène sans réfléchir et, spontanément, il a dit: «Il est arrivé, ce train, Dieu soit loué ». Il y a un gouffre de temps au moment où la pièce commence, et c’est ce gouffre de temps qu’il fallait rendre sensible par une petite distorsion syntaxique. Jean-Yves, disant «il est arrivé, ce train…» montre qu’il ne pensait qu’à lui, donc qu’à Lioubov, et qu’il attendait… Traduire, c’est ça. Ce n’est pas transposer des mots mais un sens en situation. »
Copyright Khaled Osman (novembre 2014)