Lu (et traduit depuis l’arabe par mes soins), ce texte écrit par Ahmad Medhat – jeune auteur alexandrin de 20 ans qui publie régulièrement des fragments sur FB – après la récente annonce du naufrage en Méditerranée d’une embarcation de fortune qui transportait quelque cinq cents migrants:
« C’est fini… Chacun de ceux qui étaient présents à cet instant a compris que la noyade sera leur sort à tous. C’est maintenant l’étape ultime, le moment de se résigner à l’idée qu’il va leur falloir sauter dans l’eau froide – de ce froid extrême qui te ronge les os jusqu’à te congeler l’âme avant même de te glacer le sang. Un froid qu’il n’a jamais connu en Égypte – le froid égyptien, on peut toujours y remédier, ne serait-ce qu’avec un plat brûlant de lentilles jaunes et deux galettes de pain.[…]
Les « si seulement! » ne servent plus à rien désormais. Si seulement je l’avais écoutée et n’étais pas parti! La faim, encore, on peut en faire son affaire, mais la mort en exil dans la Grande Salée et le froid, comment tu te débrouilles avec ça?
Un type à l’autre bout du bateau crie: « Allez! Ceux qui vont rester là seront emportés par le fond avec l’embarcation. On y va, tout le monde saute! »
D’accord, on y va, mais avant de sauter, il faut qu’il lui laisse quelque chose pour qu’elle sache qu’il se rappelle encore son rire… que dans les moments éprouvants comme celui-ci, il pensait à elle, et à son rire, et même à sa mine quand elle feignait de lui faire la tête, et comment il la taquinait en lui demandant de sourire, avant de conclure: « C’est mieux comme ça ». Il se souvient d’absolument tout.
Après avoir fébrilement cherché au fond de son sac, il a fini par dégoter un stylo noir. Bon, mais que peut-il écrire… qu’elle serait à même de décrypter? Le temps presse, il espère seulement que le petit bout de carton résistera, qu’il ne sera pas avalé par les poissons, qu’il ne s’égarera pas dans l’immensité de la mer…
D’une main tremblante, ne sachant plus si le voile qui lui obscurcit la vue est fait de larmes ou d’eau de mer – mais à quoi bon cette distinction, les deux n’ont-elles pas ce même goût salé qu’il ressent jusque dans ses entrailles? -, il se met à écrire:
« Je voulais rester avec toi, surtout ne m’oublie pas. Je t’aime très fort et je voudrais que tu ne m’oublies pas, adieu ma bien-aimée. »
[…] Le cliché montrant la lettre où figuraient ces mots tristes, rédigés en égyptien dialectal (émaillé de fautes d’orthographe), s’est retrouvé en « une » du New York Times, c’est le correspondant du journal en Italie qui l’a retrouvée parmi les effets des migrants clandestins qui sont morts noyés en Méditerranée. La photo accompagne un reportage où il est mentionné que dix-huit cercueils étaient disposés sur le rivage en prévision de leur mise en terre dans un cimetière italien, ce nombre incluant celui des victimes africaines d’un naufrage survenu plus tôt, au mois d’août. Il y avait par ailleurs huit autres cercueils portant la mention « inconnu ».
Pour ma part [conclut l’auteur du texte en s’adressant directement au jeune homme dont la lettre a été retrouvée], je n’ai qu’un seul commentaire: puisse Dieu exaucer ton voeu, puisse-t-elle continuer à se souvenir de toi comme tu l’as voulu. »
Copyright traduction française Khaled Osman (septembre 2014)