Vu au cinéma « Deux jours, une nuit », le nouveau film des frères Dardenne. C’est l’histoire de Sandra, une ouvrière menacée de licenciement qui a deux jours et une nuit pour convaincre ses collègues de renoncer à leur prime afin qu’elle puisse être maintenue dans l’effectif.
Au vu de la bande-annonce, il y avait beaucoup de raisons de ne pas aller voir ce film: trop ancré dans le réel (la vie du travail, tout ça), trop déprimant (Sandra est jouée par Marion Cotillard, et en plus elle n’arrête pas d’avaler des cachets), trop répétitif (attendez, elle ne va quand même pas aller voir ses collègues un par un?!).
Mais tous ces motifs de prévention sont déjoués et finalement transformés en atouts. Cette crise, dont on redoutait qu’elle ressemble trop à la « vraie vie », crée une tension digne d’un thriller, en plus poignant (car autant on se fout bien de savoir si les super-héros américains vont l’emporter sur les méchants, autant on est littéralement suspendu au sort de Sandra).
Au-delà du talent de réalisation des Dardenne, il me semble que cette réussite tient à leur point de vue radical qui fait de « Deux jours, une nuit » un vrai film politique. Radical ne veut pas dire manichéen: le patron de l’entreprise est confronté à de vraies difficultés, il n’a réellement pas de quoi cumuler le salaire de Sandra et le paiement des primes, et il a un souci d’éthique personnelle. Même le contremaître, celui qui est soupçonné d’avoir influencé le vote, a ses raisons. Si on en arrive là, ce n’est donc pas parce que ceux qui dirigent les unités de production sont des salauds, mais parce que le système lui-même est conçu pour s’assurer la docilité des travailleurs en jouant sur leurs peurs, pour exploiter leurs faiblesses (Sandra, qui était en congé-maladie pour dépression, risque de ne pas être aussi productive qu’avant) et surtout pour les dresser les un contre les autres en les empêchant de se parler.
Dans ce contexte, parler est non seulement difficile (« je vais avoir l’air d’une mendiante… »), mais fastidieux: il faut répéter cinq fois, dix fois, quinze fois la même phrase (« …alors je voulais te demander si tu serais d’accord pour… »). Tout autre réalisateur que les Dardenne aurait recouru à l’ellipse, un petit fondu au noir pour nous dire « et ainsi de suite ». Mais chacune de ces itérations nous montre des humains en train de se parler, et comment le discours agit différemment sur chacun d’entre eux, avec son individualité et ses contraintes propres. S’exprimer par la parole dans ce face-à-face est le seul moyen pour Sandra d’exister en tant que personne et non comme terme d’une froide équation (la prime ou le licenciement abstrait d’une employée jusque-là absente). Surtout, l’ellipse est – comme le travelling – une affaire de morale, et ici, elle aurait été odieuse: dans la « vraie vie », personne ne vient vous soulager par un fondu au noir du fastidieux combat qu’il vous faut mener pour une existence digne…
Copyright Khaled Osman (juin 2014)