« «Tu es vraiment venu jusque là pour cet article sur les élections et [les femmes qui se suicident]? demanda Ipek.
– Non, fit Ka. J’ai appris à Istanbul que tu t’étais séparée de Muhtar. Je suis venu jusque-là pour me marier avec toi.»
Ipek rit un instant comme s’il s’agissait d’une bonne blague mais rapidement son visage devint tout rouge. Après un long silence, à l’expression des yeux d’Ipek, il sentit qu’elle voyait parfaitement les choses.
Les yeux d’Ipek disaient: «Tu n’as même pas la patience de m’approcher avec un peu de raffinement ni de badiner avec délicatesse, en cachant ne serait-ce qu’un minimum tes intentions. Tu n’es pas venu ici parce que tu m’aimais et que tu pensais spécialement à moi, mais parce que tu as appris mon divorce, que tu t’es souvenu de ma beauté et que tu as aussi considéré le fait que je vis à Kars comme une faiblesse à exploiter.»
Désormais déterminé à punir son désir insolent de bonheur, dont il avait honte, Ka s’imagina qu’Ipek pensait à une chose impitoyable à leur sujet: «Ce qui nous unit ce sont nos rêves déçus face à la vie.» Mais Ipek dit une chose qui n’avait rien à voir avec ce que s’imaginait Ka.
«J’ai toujours pensé que tu ferais un bon poète, dit-elle. Je te félicite pour tes livres.» »
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Extrait de Neige, d’Orhan Pamuk, trad. du turc par Jean-François Pérouse