Cela fait quelques jours que j’ai terminé Le train d’Erlingen, et j’avoue que j’ai longuement hésité sur la manière adéquate d’en parler. C’est un livre que j’aurais aimé aimer, mais qui ne fait qu’aggraver les problèmes déjà repérés à la parution des précédents romans, du Village de l’Allemand à 2084 (que nous avions déjà chroniqué ici-même ), de sorte que dans le Sansal de la dernière période, seul Rue Darwin m’apparaît aujourd’hui comme une réussite incontestable…
Si l’expression gaspiller son talent a un sens, alors elle ne s’applique à nul autre mieux qu’à Sansal et à son dernier opus, tant le meilleur (en trop maigres quantités cette fois-ci) y voisine avec le pire (très abondamment représenté).
Le meilleur, c’est la phrase de Sansal, sa manière de manier la langue avec maestria, d’en varier les plaisirs avec une joie non dissimulée. C’est aussi, quoique trop rarement, les traits d’humour redoutables, par exemple dans les passages satiriques raillant l’inaction des autorités municipales d’Erlingen face aux menaces pesant sur la ville. C’est enfin la curiosité insatiable d’un écrivain capable de s’intéresser autant à la saga d’une grande famille industrielle allemande qu’à l’essai d’un philosophe américain vantant les valeurs de liberté et de révolte.
Le pire, c’est… tout le reste.
La construction, d’abord, qui se veut particulièrement travaillée, voire machiavélique, mais qui n’emporte guère la conviction.
Elle se fonde sur la narration simultanée de deux histoires reliées par un phénomène de réincarnation que rien n’est fait pour rendre plausible. Une prof d’histoire en banlieue parisienne sortant du coma dans la peau de l’héritière d’un empire industriel bâti sur deux siècles, la trouvaille aurait pourtant pu séduire, mais les points qui les rapprochent sont trop artificiels pour être crédibles.
Le manque de différenciation entre les personnages sème la confusion. Nous avons deux vieilles dames (Ute von Ebert et Elisabeth Potier) qui correspondent, chacune dans son époque, avec leurs filles respectives (Hannah et Léa), lesquelles se trouvent être installées toutes deux en Angleterre (loin de leurs mères). Nous avons aussi deux migrants allemands qui ont tous deux fait fortune en Amérique et donné naissance à de grandes lignées industrielles (les von Ebert et les von Horneberger). Ces paires ne produisent en contrepartie aucune puissance narrative.
Plus grave, les multiples imbrications mises en oeuvre par l’auteur (rêve dans la réalité, fiction dans le documentaire, roman dans le roman) ne fonctionnent pas: le rêve manque d’incarnation, le documentaire s’éternise et le roman est un aveu d’échec… au point qu’on se demande souvent dans quelle époque et quel type de narration on se trouve.
Il semble d’ailleurs que Sansal et son éditeur se soient rendus compte du risque d’égarement du lecteur face à cette construction emberlificotée, puisque nous avons droit à une série de préambules et d’appendices: le roman s’ouvre sur un « Prologue » explicatif qui élucide en quelque sorte les fragments déroutants qu’on va lire, et se referme sur plusieurs post-textes: un « Épilogue » qui apporte non pas un élément de récit final mais une réflexion assez décalée, ensuite une « Note » intitulée « Un livre qui reste à écrire » (sous-titrée « Une promesse doit être tenue, fût-ce à moitié ») qui explique pourquoi ce que nous avons en main n’est pas achevé et ne le sera sans doute jamais, enfin un « Post-scriptum » qui montre que les questions ouvertes surpassent de beaucoup celles auxquelles il a été répondu.
La technique méta-textuelle ensuite. L’utilisation d’un matériau exogène peut être fascinante et c’est un procédé que personnellement j’affectionne, mais force est de constater que la manière dont il est utilisé ici est assez malheureuse. Le matériau est par trop hétéroclite, qui va du plus passionnant – la description du musée de l’immigration de Bremerhaven -, au plus trivial – Le Jouet, film de Francis Weber avec Pierre Richard. On a droit à des synthèses interminables d’essais de Virgil Gheorghiu ou de David Thoreau, quand ce n’est pas à un résumé presque complet du Désert des Tartares de Dino Buzatti. Il y a aussi un opuscule imaginaire dont on ne sait « rien de rien » sinon qu’il sent le soufre (son auteur se serait donné pour mission de démasquer l’imposture des trois religions monothéistes), mais on n’en saura finalement que très peu sur ce mystérieux ouvrage.
Voilà qui nous amène au troisième travers, sans doute le plus déplaisant: Le train d’Erlingen, comme avant lui 2084, souffre d’une confusion totale du message. L’auteur semble osciller entre deux tentations contraires.
D’un côté, nommer sa cible – l’islamisme – et la viser par des attaques directes.
On aurait suivi sans hésiter l’auteur dans ce juste combat, s’il n’emportait pas dans l’amalgame tous les Musulmans sans distinction (affligés, comme dans les pires éructations de Zemmour ou de Finkielkraut, d’une incapacité ontologique à vivre paisiblement aux côtés des populations aurochtones). Il est ainsi particulièrement gênant de lire des réflexions commes celles-ci – le fait qu’elles soient imputées à ses personnages de « fiction » n’y change rien sachant qu’elles sont parfaitement assumées par Sansal dans ses interviews.
Ute: « Je n’ose penser à ce qui a pu se commettre en ces terres d’islam [pour retrouver l’auteur de l’opuscule blasphématoire], Mahomet est la prunelle des yeux d’Allah, les fidèles tueraient leurs enfants dans le ventre de leurs mères pour un seul de ses cheveux. »
Léa: « L’Europe exige d’eux une intégration […] allant jusqu’à l’assimilation conforme, que les migrants de confession musulmane ne peuvent accepter sans se mettre à mal avec leur religion et sans encourir la colère de leur communauté. »
De l’autre, la tentation contraire: conserver délibérément une certaine indétermination afin de donner une puissance plus universelle et plus intemporelle à la charge. Mais ce flou entretenu brouille le discours et conduit à des rapprochements étranges. Ainsi, la banlieue d’Erlingen dont sont originaires les domestiques d’Ute ressemble curieusement à l’une de ces banlieues françaises dont il sera dit plus loin, sous la plume de Léa: « …et en face, de l’autre côté du RER, la zone aride, de la HLM en barres et tours folles à perte de vue qui sent la friture à l’huile recyclée, le mouton des steppes et le pneu brûlé… ». D’autres parallèles sont tellement abstraits qu’ils en perdent toute efficacité: les envahisseurs qui cernent Erlingen sans jamais se montrer ont beau arroser la ville de tracts proclamant « la soumission ou la mort », on a beaucoup de mal à voir en eux des islamistes. Et si la symbolique de la déportation attachée au « train » n’échappe à personne, l’effet d’horreur est totalement désamorcé par le fait qu’il s’agit d’un train salvateur – un train de la vie donc – et non d’ « un train de la mort ».
Ce train qui n’arrive jamais finit par incarner l’égarement d’un roman qui roule à vide sans jamais trouver sa destination…
© Khaled Osman
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Le train d’Erlingen, de Boualem Sansal, Gallimard, 2018.