« La première fois que j’ai croisé le nom de Fanon, c’était dans la préface à la traduction française d’un roman palestinien…
Sous le titre Des Hommes dans le soleil, les éditions Sindbad avaient réuni trois nouvelles du grand écrivain palestinien Ghassan Kanafani, présentées et traduites par Michel Seurat. Dans sa préface, ce dernier évoquait notamment le dilemme de Hamed, le personnage de la deuxième nouvelle, L’horloge et le désert. Parti à Amman pour «ne pas avoir à affronter la réalité qui s’annonce» et tandis qu’il traverse un désert aride et hostile, il tombe soudain nez à nez avec celui qui est son oppresseur – un soldat israélien égaré –, et ressent brusquement la nécessité de se battre contre cette même réalité qu’il a fuie. Commentant ce revirement d’attitude, Seurat écrivait : «L’importance de cette rupture avait été perçue par Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre, à propos de la Révolution algérienne.» A l’appui de cette affirmation, il citait le passage suivant: «Après des années d’irréalisme, après s’être vautré dans les fantasmes les plus étonnants, le colonisé, sa mitraillette au poing, affronte enfin les seules forces qui contestaient son être : celles du colonialisme. [Il] découvre le réel et le transforme dans le mouvement de sa praxis, dans l’exercice de la violence, dans son projet de libération.»
Un peu plus loin, à propos d’Oum-Saad, cette femme des camps palestiniens, à la fois pleine de douceur et de détermination, à qui Kanafani donne la parole dans la nouvelle éponyme, Seurat se référait de nouveau abondamment aux Damnés de la Terre, où il est question de «femmes qui murmurent à l’oreille des enfants les chants qui ont accompagné les guerriers partant à la conquête», et aussi de «peuple généreux prêt au sacrifice, désireux de se donner, impatient et d’une fierté de pierre…»
Qui était donc cet essayiste et psychiatre – donc à la fois théoricien et praticien – né à la Martinique, capable d’écrire sur la Révolution algérienne des choses si justes qu’on pouvait les invoquer pour exalter la capacité d’un romancier palestinien à porter l’imaginaire révolutionnaire de son peuple ?
Depuis, je me suis employé à en apprendre davantage sur Fanon, et tout ce que j’ai découvert à son sujet – avant les Damnés de la Terre, il y avait eu le fameux Peau noire, masques blancs – me conforte dans l’idée qu’il avait inventé une grille de lecture à la portée universelle. En dépit du discours actuel visant à nous persuader que le colonialisme est un trope du passé qui n’a plus aucune pertinence pour expliquer les souffrances du monde moderne, il n’est que de relire Fanon pour se rendre compte que cette grille de lecture s’applique mutatis mutandis à toutes les formes d’oppression – parfois moins frontalement guerrières mais tout aussi sournoises et dévastatrices – que les hommes ont inventées et continuent d’inventer pour asservir leurs semblables. »
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Ma contribution au recueil intitulé Sur Fanon, qui vient de paraître aux éditions Mémoire d’Encrier, rassemblant à l’initiative de Bernard Magnier les textes de nombreux auteurs plus passionnants les uns que les autres: Kaouther Adimi, Mohammed Aïssaoui, Alfred Alexandre, Jacques Allaire, Kebir Ammi, Tahar Bekri, Yahia Belaskri, Souâd Belhaddad, Lamia Berrada-Berca, Patrick Chamoiseau, Gerty Dambury, Jean Durosier Desrivières, Bios Diallo, Soeuf Elbadawi, Nathalie Etoké, Romuald Fonkoua, Gyps, Salim Hatubou, Mustapha Kharmoudi, Dominique Lanni, Danièle Maoudj, Valérie Marin La Meslée, Bernard Magnier, Daniel Maximin, Arezki Metref, Fiston Mwanza Mujila, Makenzy Orcel, Raharimanana, Rodney Saint-Éloi, Sunjata, Véronique Tadjo.