– Saadiya !
– Oui, monsieur?
– Je vais te confier quelque chose. Mais, auparavant, tu vas me jurer de ne pas ameuter tout le quartier, avec ta voix de crieuse publique.
– Moi, ameuter le quartier? Moi?
– Oui, toi! Allez, jure !
Sur le ton d’une litanie récitée à toute vitesse, elle invoqua le Prophète, les saints du Paradis, son père défunt que Dieu repose son âme! ses aïeux et quelques personnalités du paganisme dont j’entendais le nom pour la première fois. Mais j’avais probablement perdu la tradition orale. Je ne vivais plus que par écrit. C’était mon métier.
– Approche, Saadiya. Plus près, encore plus près. Penche-toi un peu, s’il-te-plaît.
Je lui plaquai ma main sur la bouche, très fort, avant de murmurer le secret au creux de son oreille. Instantanément saillit sur son long cou une veine bleue, qui se mit à battre, spasmodique. Contre ma paume, je sentais littéralement monter la joie, par flots – et surtout, surtout, l’expression stridente avec laquelle elle avait envie de manifester cette joie. […]
– Dieu te garde, monsieur! dit Saadiya. Si je te promettais de baisser la voix…
– Non. Pas question.
– Une seule fois, rien qu’une.
– Non. Et ne va pas te précipiter sur Fiona pour lui annoncer sa propre grossesse! Attends qu’elle t’en parle. >
[…]
Lourde, tête basse, elle ramassa les seaux, le balai, et rentra dans la maison. Je la suivis. Dix bonnes minutes durant, elle tourna, erra, dansa d’un pied sur l’autre, se vengea sur les casseroles, tira et retira la chasse d’eau. Et puis… et puis elle fonça dans la chambre des enfants, ferma les volets, enfouit sa tête sous les couvertures – et ce fut là, à l’abri du voisinage, qu’elle lança ses youyous séculaires qui la travaillaient depuis un bon quart d’heure. Elle n’en pouvait plus.
…
[Suit une longue scène où le narrateur et son épouse Fiona bavardent gaiement à propos de la venue prochaine des beaux-parents écossais au Maroc. Fiona rit tellement que ses hoquets s’entendent à travers toute la maison…]
…
Ce fut ce moment-là – et pas un autre – que choisit Saadiya pour s’encadrer dans l’embrasure de la porte. Une cruche d’eau en équilibre sur sa tête, elle se précipita vers Fiona, le visage convulsé.
– Tiens! Bois, ma jolie. Et que la paix descende en toi!
Elle lui essuya les yeux, la souleva dans ses bras, la coucha sur le divan, plaça deux ou trois coussins sous ses jambes. Puis, tout en lui tapotant la main, elle posa la question immédiate:
– Il bouge, le petit?
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Extrait de L’inspecteur Ali, de Driss Chraïbi, Gallimard et Folio 1993