2084: et sans ça, l’islam du futur, c’est comment?

L’impression qui domine après la lecture de 2084, le dernier roman de Boualem Sansal, est celle d’un énorme malentendu, d’un hiatus entre le contenu véritable du livre (ce qu’il donne réellement à lire) et son contenu annoncé (une description d’un monde dans lequel un islam totalitaire aurait triomphé).

La récupération idéologique à laquelle il se prête si facilement fait qu’ildevient difficile de le lire sans être encombré par un paratexte fait de jugements péremptoires et de colportage de rumeurs ayant tantôt précédé sa lecture, tantôt suivi sa non-lecture (ou sa mal-lecture).

Tous ceux qui ont parlé de ce livre après l’avoir lu – et pour certains, manifestement sans l’avoir lu -, se sont de fait répandu sur sa puissante dénonciation d’un monde futur où le totalitarisme islamique, déjà à nos portes, aurait triomphé.

Il faut dire qu’ils bénéficient, pour tenir ce propos, d’une caution de taille, celle de… l’auteur lui-même. Boualem Sansal n’a cessé en effet, dans tous ses entretiens donnés en marge de la parution, de clamer qu’il avait voulu mettre en garde le monde, pendant qu’il en est encore temps, contre le péril islamiste, que ce péril n’était pas seulement une menace future, mais bien présente, qu’ici même en France, on pouvait le voir déjà à l’oeuvre.

Sansal, qui n’est pas né de la dernière pluie, savait fort bien ce qu’il faisait en orientant de cette façon la promotion de son livre. Il capte parfaitement les peurs qui s’expriment en France, tout comme il perçoit les discours [hystériques] qui, sous couvert de « dénoncer la radicalisation à l’oeuvre autour de nous » et de « défendre nos valeurs de liberté », lâchent souvent la bride à une parole haineuse contre les citoyens de confession musulmane.
Sansal savait fort bien qu’en nourrissant ces peurs, il créerait une effervescence médiatique autour de son roman, et qu’il bénéficierait de l’adhésion [elle aussi génératrice de « buzz »] des intellectuels rancis, qui ne manqueraient pas de voir dans cette vision apocalyptique une confirmation de leur propre discours, sur le mode « qu’est-ce qu’on vous disait » ou « ceux-là mêmes qui connaissent cette culture de l’intérieur ne disent pas autre chose que nous ».
Et c’est exactement ce qui s’est produit, depuis Houellebecq s’exclamant dans un rictus: « Sansal est bien pire que moi! », jusqu’à [ce pauvre] Finkielkraut se réjouissant ostensiblement de l’aubaine.

Même les critiques littéraires, censés pourtant être des lecteurs aguerris, se sont pour la très grande majorité d’entre eux contentés de jugements superficiels. Voir à ce sujet le traitement indigent du roman par les critiques de l’émission « Le Masque et la Plume » sur France Inter. Après avoir loué un peu mécaniquement « le courage de l’auteur », presque tous ont fait part de leur difficulté à lire un livre qu’ils ont trouvé « ennuyeux » [sic], comme Michel Crépu [qui de toute façon n’a jamais fini un des livres qu’il avait à chroniquer] et ont préféré parler autour du roman que de parler du roman. Ainsi de la [gourde Nelly] Kaprièlian s’indignant qu’après le Soumission de [son petit Michel] Houellebecq, « tout le monde lui [soit] tombé dessus à bras raccourcis », comme si, a-t-elle feint de déplorer, il fallait « être algérien ou musulman pour pouvoir critiquer l’islam ».
Seul Arnaud Viviant [après tout de même un bon mot comme quoi « s’il a fallu du courage pour écrire ce roman, il en faut aussi pour le lire »], a eu assez de lucidité pour dire que l’islam n’était jamais mentionné dans le roman et que le message n’était pas clair, que s’il fallait établir un parallèle, c’était plutôt avec la nouvelle de Kafka À la colonie pénitentiaire qui jusqu’à ce jour n’a jamais vraiment été décryptée et dont l’exégèse reste à faire.

Une fois débarrassé de ces considérations qui parasitent sa réception, il faut donc lire 2084 pour ce qu’il est, à savoir un livre plus complexe, sans doute aussi plus ambigu que le message univoque auquel on a voulu le réduire.

Entendons-nous bien, loin de moi l’idée de prétendre qu’une certaine forme islamique/islamiste de totalitarisme n’est pas dans la ligne de mire de Sansal. Simplement, il semblerait que la dynamique du roman l’ait entraîné loin de sa cible première, soit que l’auteur ait voulu rendre son propos générique pour toutes les formes d’idéologie extrême, soit qu’il ait délibérément évité de s’y attaquer de front (littérairement j’entends), préférant interposer entre elle et ses piques une sorte d’écran virtuel qui la rend méconnaissable.

Bien sûr, tout lecteur du roman un tant soit peu familier du contexte perçoit immédiatement que les rituels prêtés à ladite religion totalitaire renvoient à l’islam, moyennant quelques petits glissements assez transparents. Ainsi, la grande prière du vendredi qui devient « La grande Imploration du jeudi », le mois du Ramadan qui devient la « semaine de l’Abstinence totale », les cinq prières quotidiennes qui deviennent neuf, etc. Avec une inventivité qui force l’admiration, Sansal forge tout un lexique religieux à partir de mots étrangers qu’il tire vers des sonorités péjoratives (la mosquée qui devient la « mockba », Allah qui devient « Yölah »), ou en choisissant des synonymes à valeur dépréciative (le prédicateur qui devient « le répétiteur » et le Prophète qui devient « le Délégué »). Mais au-delà de ce parallélisme somme toute anecdotique, est-on bien sûr que la religion visée soit celle d’un l’islam qui, laissant libre cours à sa dimension prosélyte et à sa propension théocratique, aurait étendu son emprise sur le monde?

Le fait que l’islam ne soit pas explicitement nommé ne suffit évidemment pas à démontrer le point. Mais si le propos était de critiquer l’islam ou ses dérives, il existerait un code simple permettant de décrypter le travail de Sansal, en postulant par exemple que le Gkabul figure le Coran et que le prophète Muhammad se dissimule sous le nom d’ « Abi » (au même titre que dans les Versets sataniques, Salman Rushdie avait rebaptisé son prophète « Mahound »).

Or, ce n’est en aucune façon ce qui ressort d’une lecture attentive du roman. Car on a beau examiner le texte sous toutes les coutures, le retourner dans tous les sens, difficile de voir dans le livre saint décrit par le roman une extrapolation, même futuriste, du Coran. Les extraits du fameux Gkabul, cités ça et là, empruntent certes à la vulgate musulmane sa structure en « chapitres » et en « versets » (avec toutefois une subdivision supérieure en « livres »). Mais ils n’ont à voir, dans leur contenu, ni de près ni de loin avec le message coranique.

« Quand Yölah parle, il ne dit pas des mots, il crée des univers et ces univers sont des perles de lumière irradiante autour de son cou[…] » (p. 96).
Plaît-il? De son cou?!
Ou encore:
« […] J’ordonne que vous vous soumettiez aux contrôleurs, qu’ils soient de la Juste Fraternité, de l’Appareil, de l’Administration ou de la libre initiative de mes fidèles croyants. » (p. 146)
Imagine-t-on le dieu de l’islam ou même d’un islam dévoyé parler de contrôleurs?
Quant à Abi, il est au moins un détail qui le prive définitivement de toute prétention à incarner un prophète, même futuriste, de l’islam: sa photo placardée en poster géant dans tous les coins de l’Abistan…

Il eût pourtant été loisible à l’auteur, sinon d’imiter (puisqu’on ne saurait imiter un texte posé comme inimitable), du moins de parodier les versets du Coran qui donnent matière à controverse, en les déformant juste assez pour apporter de l’eau au moulin de sa thèse. Mais il ne l’a pas fait.
En ce sens, le travail de Sansal est très différent de celui qu’avait accompli Rushdie dans ses Versets sataniques, lequel partait d’une connaissance intime des textes et des dogmes musulmans pour tenter non sans furie de les dynamiter de l’intérieur.

Mais alors, si cette religion n’est ni l’islam, ni ce que celui-ci pourrait devenir (est déjà devenu, à en croire Sansal) avec le triomphe de sa dimension totalitaire, quelle est-elle?
La réponse est donnée dans le roman, quoique de manière fugace (tellement fugace que la plupart des critiques sont passés à côté):
« Il aurait trouvé des indices donnant à penser que le Gkabul était déjà dénoncé comme une forme gravement dégénérée d’une brillante religion d’alors que l’histoire et les vicissitudes avaient mise sur une mauvaise pente […] » (p. 206).
Et plus loin:
« [Le Gkabul] viendrait de loin, du dérèglement interne d’une religion ancienne […] dont les ressorts et les pignons avaient été cassés par l’usage violent et discordant qui en avait été fait au cours des siècles. […] Des aventuriers sentant la fin proche autour d’eux décidèrent de créer une nouvelle religion sur les décombres de l’ancienne. » (p. 251).
Ainsi donc, nous parlons d’une religion nouvelle, créée après une première apocalypse (survenue déjà au XXe siècle, époque nostalgique s’il en est puisqu’on y trouvait encore des tables et des chaises), par une clique de vauriens, les « Frères messagers »:
« Bonne idée, ils empruntaient [pour inventer leur religion] ce qu’il restait de force à la première et qui s’ajoutait à la nouvelle.« 
Bref, il est question d’une religion qui a aussi peu de rapport avec l’islam ou même l’islamisme que la secte Aum n’en a avec le bouddhisme.

Certes, on peut estimer que cela n’enlève rien aux dénonciations par l’auteur des mécanismes totalitaires, des processus d’abdication du libre-arbitre, des phénomènes d’assujettissement par diffusion de la terreur et création d’un ennemi imaginaire, de l’exploitation de la religion à des fins mercantiles, dénonciations kafkaïennes qui sont en effet l’occasion de pages parmi les plus fortes et les plus convaincantes du livre.
On peut aussi y voir une virulente – et brillante – critique de la bureaucratie et de l’affairisme, que l’auteur aurait simplement déplacés dans le champ religieux, par exemple lorsqu’il raille la propension des technocrates à créer des acronymes (le Jour béni du pèlerinage qui devient « le Jobé », les Comités de redressement – religieux – qui deviennent « les Coré », etc.), ou lorsqu’il décrit les rivalités entres dignitaires pour s’accaparer les bénéfices d’un gros chantier.

Il n’empêche, pourquoi instiller la confusion en nous « vendant » le roman pour ce qu’il n’est pas? Une critique d’un monde totalitaire ne vaut-elle que si elle permet d’agiter dans l’opinion (déjà suffisamment matraquée sur ce sujet) l’épouvantail de l’islam – ou des formes perverties que celui-ci, plus que toute autre croyance ou idéologie, recèlerait en son sein? Comme si la fin des combats politiques et sociaux, l’appauvrissement du débat intellectuel, le triomphe du capitalisme libéral et le règne tout-puissant des médias ne suffisaient pas à nourrir une dystopie tout aussi effrayante!

Il n’est pas sûr enfin que cette confusion délibérément entretenue serve le roman, car elle court le risque de décevoir à la fois ceux qui prennent pour argent comptant le plan marketing de l’auteur (ceux-ci seront déçus de ne pas y trouver une critique plus « saignante » de l’islamisme) et ceux qui voudraient appréhender le texte sur un plan plus littéraire (ceux-là seront déçus par le manque de vraisemblance psychologique du personnage d’Ati, et aussi par un dénouement un peu trivial par rapport à l’envolée qui aurait pu couronner la lente montée en puissance du roman).

On ne peut que le regretter tant il est évident que Boualem Sansal est, à l’échelle mondiale, l’un des plus grands écrivains d’expression française en activité. Quand bien même le roman ne tiendrait pas ses promesses (non pas celles, finalement très réductrices, d’un règlement de comptes idéologique, mais celles de la fête qu’on se faisait à l’idée de lire un nouveau Sansal), il n’en reste pas moins qu’il éblouit par la virtuosité de sa langue et par la maîtrise totale de ses moyens d’expression, alliant précision de la phrase et humour dévastateur. Ne serait-ce que pour ces qualités-là, 2084 mérite d’être lu.

© Khaled Osman

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2084, Boualem Sansal, éd. Gallimard, 2015

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