En 1988, il y a de cela 26 ans – déjà! –, le grand romancier égyptien Naguib Mahfouz se voyait décerner le Prix Nobel de littérature, récompense signant l’accueil de l’écrivain au sein de la littérature mondiale.
Cette nouvelle a été accueillie avec une joie immense, non seulement en Égypte et dans l’ensemble de l’aire arabe, mais aussi un peu partout à travers le monde, chez ceux qui connaissaient déjà ou ont découvert à cette occasion la valeur de cet hommes de lettres exceptionnel.
Pour célébrer cet événement heureux, et plutôt que d’ajouter aux centaines d’analyses, d’études et de thèses qui ont souligné – à juste titre – la puissance et la richesse de son oeuvre, on s’attachera dans le texte qui suit à relever quelques paradoxes – certains seulement apparents – autour de cette reconnaissance.
Un écrivain arabe enfin récompensé par le Nobel: la fin d’une malédiction?
Le jury Nobel a mis bien longtemps (87 ans) à inscrire parmi ses lauréats un écrivain de culture et/ou de langue arabe. Plusieurs autres, avant ou après Mahfouz, auraient également pu y prétendre : citons pêle-mêle Taha Hussein, Tewfiq al-Hakim, Kateb Yacine, Abdellatif Laâbi, Mohammed Dib, et bien d’autres encore. Mais s’il n’en avait fallu qu’un autre, cela aurait assurément dû être l’immense poète palestinien Mahmoud Darwich (et ce manquement est hélas irrattrapable).
Depuis, périodiquement, des noms surgissent, tel celui d’Adonis qui revient en boucle chaque année (et fait la fortune des bookmakers londoniens) avant d’être immanquablement infirmé. Finalement, il semble que le couronnement de Mahfouz n’ait pas stoppé la malédiction qui continue de frapper la littérature arabe contemporaine : il l’a simplement désamorcée le temps d’une année.
Un peu à l’image de ce qui s’est passé avec la publication de cette production en Europe. Avec le Nobel, on a pu croire que cette littérature allait enfin accéder à l’universel, et de fait, les traductions de l’oeuvre de Mahfouz ont vu le jour à foison, parfois chez des éditeurs qui n’avaient jamais daigné s’intéresser à cette aire-là. Hélas, cet enthousiasme de circonstance n’a guère duré.
Cela ne signifie pas pour autant que nous n’y avons rien gagné: la stature de Mahfouz a indéniablement attiré vers cette aire culturelle des lecteurs qui n’y seraient probablement jamais allés spontanément, et a ancré chez les éditeurs et critiques d’ici et d’ailleurs l’idée que pouvaient s’y abriter des écrivains capables d’enflammer les imaginaires collectifs par-delà les frontières…
Un couronnement d’écrivain pour celui qui n’a jamais voulu se définir comme tel…
On a parfois peine à l’imaginer au vu de son oeuvre prolifique, mais Mahfouz ne s’est pas toujours rêvé en écrivain. Lecteur compulsif, il avait lu et continuait de lire dans tous les domaines, aussi bien des oeuvres produites localement que traduites de l’étranger. Mais le champ qui l’intéressait le plus était… la philosophie. Cela explique du reste pourquoi les questions métaphysiques ne sont pas absentes de son oeuvre, comme dans Le Voleur et les chiens, voire en forment la colonne vertébrale, comme dans Awlâd Hâratina (traduit en français sous le titre « Les Fils de la Médina »).
Par ailleurs, à un moment de sa vie, Mahfouz s’est trouvé incapable d’écrire et a pu penser qu’il n’avait plus rien à dire. Heureusement pour nous, ce moment n’a duré que quelques courtes années, après quoi il a pu reprendre le fil d’une œuvre qui allait nous réserver maints joyaux.
C’est après cette traversée du désert que, sans que sa modestie l’autorise à se définir lui-même comme écrivain, il va tout de même embrasser sa vocation d’auteur en se ménageant – pour lui-même – un rituel d’écriture, et en encourageant avec beaucoup de bienveillance – chez les autres – les talents naissants, comme a pu en témoigner son cadet Gamal Ghitany dans le livre d’entretiens qu’il lui a consacré, Mahfouz par Mahfouz. En cela, on peut dire que, sans l’avoir toujours pressenti ou voulu, Mahfouz à réussi à incarner à nos yeux une figure particulièrement attachante de l’écrivain.
Une récompense universelle pour un auteur foncièrement égyptien…
Non seulement Mahfouz s’est rarement déplacé hors d’Égypte – il ne l’a fait qu’à deux reprises, encore était-ce à son corps défendant, contraint par des obligations professionnelles – mais son œuvre elle-même est profondément ancrée dans la capitale égyptienne, et plus précisément encore dans les quartiers qu’il affectionnait. Lorsqu’il a (une seule fois) planté son décor ailleurs, c’était à Alexandrie – une ville qui lui était tout de même familière puisque c’était son lieu habituel de villégiature – et ce fut Miramar et sa formidable pension de famille agitée par le souffle des embruns.
Mais le paradoxe n’est qu’apparent: en explorant au plus profond l’âme de ses voisins de patrie, Mahfouz les a certes peints plongés dans leur milieu local si particulier, mais il a aussi mis au jour avec une lucidité et une acuité rares les ressorts de leur personnalité. Or, ces ressorts-là ne sont-ils pas ceux qui façonnent l’âme humaine, d’où qu’elle vienne?
A ce titre, on peut dire qu’en partant d’un environnement extrêmement particulier (voire réduit aux dimensions d’une minuscule impasse, comme dans Passage des miracles), Mahfouz a réussi à toucher à la plus grande universalité.
C’est ainsi que des hommes et des femmes de tous pays se sont reconnus et continuent de s’identifier à ses personnages, aussi éloignés d’eux qu’ils aient pu leur apparaître de par leur naissance, leur personnalité ou leurs valeurs morales (de « l’épouse « soumise » – mais pas tant que cela – de la Trilogie au « faiseur d’infirmes » du Passage des miracles, en passant par le bourreau du Karnak Café). Et cela, c’est indéniablement la marque d’un écrivain universel…
© Khaled Osman