En ce jour où on célèbre le centenaire de sa naissance, on ne peut s’empêcher de s’interroger: qu’aurait-il pensé de tout ça? Oui, qu’est-ce que Naguib Mahfouz, le grand écrivain égyptien et lauréat du Prix Nobel de littérature 1988, aurait pensé, s’il avait encore été des nôtres, des événements qui ont agité son pays depuis qu’il nous a quittés, et particulièrement depuis que l’étincelle de la Révolution égyptienne s’est enflammée, un certain 25 janvier 2011…
Ne comptez pas sur moi cependant pour faire parler les morts, même virtuellement. Appelez ça de la décence (il est trop facile de leur faire dire ce qu’on eût aimé les entendre dire). Ou bien de l’humilité (sa hauteur de vue lui aurait peut-être prêté des positions que je ne soupçonne même pas). Ou encore de la lâcheté (son fantôme risquerait fort de me régler mon compte au moyen d’une nokta (1) ravageuse, de celles dont il avait le secret). En revanche, il en est d’autres qui, eux, nous parlent sans retenue, ce sont les merveilleux romans (2) qu’il nous a légués, tant ils sont gravés dans notre conscience. J’ai donc prêté l’oreille, et voici ce que j’ai entendu:
« La vanité des destins ne doit pas nous faire oublier que le peuple égyptien n’abandonnera jamais son projet d’une Egypte libre. Déjà, las d’endurer l’oppression depuis des années, il a écouté le murmure de la folie qui lui soufflait « Assez! », et ce qui lui était longtemps apparu comme le mirage absolu s’est soudain transformé en réalité. Il a fait jaillir le printemps en plein hiver, et le voleur et les chiens sont enfin tombés, dans une explosion de liesse digne des Mille et une Nuits.
Hélas bientôt lui a succédé la désillusion face à des marchands de religion qui voulaient lui imposer le monde de Dieu et qui se croyaient détenteurs de la voie. L’Egyptien, qui en quelques millénaires, en a vu d’autres, a d’abord fait le dos rond, se réfugiant sous l’abri, pour attendre la lune de miel avec une Révolution sans cesse retardée. Dans le même temps, on murmurait que Son Excellence et ses partisans, bien qu’emprisonnés, préparaient leur retour. Soudain, le peuple égyptien n’était plus que le mendiant de l’histoire, sa parole réduite à de simples bavardages sur le Nil – plus personne ne voulait entendre la chanson des gueux.
Mais moi, j’ai vu dans mon sommeil un oracle. « Il ne reste qu’une heure! » m’a-t-il soufflé. Et de fait, le peuple s’est soulevé une deuxième fois. L’organisation clandestine qui prétendait régenter sa vie et confondre commencement et fin a été balayée.
Certes, Khan el-Khalili déserté par les touristes n’est pas encore redevenu le passage des miracles. Mais l’espoir est là, car le peuple a exigé que l’aube traîtresse se mue en… matin de roses! » (3)
© Khaled Osman
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Notes:
(1) Plaisanterie typiquement égyptienne, mêlant ironie féroce et autodérision.
(2) Peut-être parce qu’en offrant à notre imagination leurs histoires captivantes et leurs personnages si incarnés, il semblait nous dire: « A vous de jouer, maintenant! »
(3) Ce texte, on l’aura compris, a été composé à l’aide de titres d’œuvres de Mahfouz. Par ordre d’apparition: La Vanité des destins (1932); Le Murmure de la folie (1947); Le Mirage (1948); Le Voleur et les chiens (1961); Les Mille et une nuits (1982) Le Monde de Dieu (1962); La Voie (1964); Sous l’abri (1969) ; La Lune de miel (1961); Son Excellence (1975); Le Mendiant (1965); Bavardages sur le Nil (1966); La Chanson des gueux (1977); J’ai vu dans mon sommeil (1982); Il ne reste qu’une heure (1982); L’Organisation clandestine (1984); Commencement et fin (Vienne la nuit – 1949); Khan el-Khalili (1946); Passage du Mortier (Passage des Miracles – 1947); L’aube traîtresse (1989); Matin de roses (1987).