La sexualité en islam est le titre d’un ouvrage du sociologue, philosophe et islamologue tunisien Abdelwahab Bouhdiba, paru en 1975 et réédité en 2001 aux éditions PUF/Quadrige. Ce livre fait le point sur les rapport entre sacré et sexuel en islam, question épineuse qu’il analyse avec rigueur, éloquence et exhaustivité, dans une perspective à la fois historique et conceptuelle. C’est un livre d’une richesse exceptionnelle, sur lequel nous reviendrons certainement. Mais arrêtons-nous un instant sur une des notions qu’il développe, celle de mujûn:
« L’érotisme donc a [dans la civilisation arabo-musulmane] ses lettres de noblesse. Et quelle noblesse! C’est lui qui fonde en droit une véritable érotologie, science pleine et positive de la jouissance sous toutes ses formes physiques et psychiques […] Si l’érotisme envahit la littérature, l’art, la vie quotidienne, c’est qu’il est intégré à la vision islamique du monde et qu’il se situe au coeur, non en marge de l’éthique.
[…] Le mujûn, c’est l’art d’évoquer les choses les plus impudiques et d’en parler de manière si plaisante que l’approche se mue en humour grivois. Le mujûn en principe ne devrait pas dépasser la parole. En fait, il est fantasme présent grâce à la parole. Il est onirisme, vécu collectif et libération par le verbe. »
Il y a bien sûr dans le patrimoine littéraire arabe d’innombrables illustrations de ce mujûn, depuis les Mille et une nuits jusqu’aux recueils de contes grivois, en passant par les guides plus ou moins salaces à visées pseudo-pédagogiques sur les bonnes pratiques de la chair.
Mais ce qu’on sait peut-être moins, c’est que d’illustres penseurs musulmans ne dédaignaient pas s’y adonner de temps à autre, sans doute lassés par l’austérité des sujets dont ils avaient à traiter.
Bouhdiba cite à cet égard un extrait du Kitâb al-Imtaa wal-Mu’anassa (livre également divisé en nuits et dont le titre est à lui seul tout un programme – quelque chose comme « De l’octroi de la jouissance et de l’exercice de la convivialité »), d’Abou Hayyan al-Tawhidi, grand penseur, littérateur et philosophe arabe du Xe siècle.
Ce dernier y relate comment il fut sollicité par le vizir Abou ‘Abdallah al-‘Aredh pour donner une série de causeries savantes:
« Le sérieux nous exténue, déclare le vizir, il a ramolli nos forces. Il nous a constipés et fatigués. Allez, livre ce que tu as à dire sur le mujûn. »
Le docte philosophe répond par le truchement d’un récit qu’il met – prudemment – dans la bouche d’un fou…
« Hassan le Fou de Koufa, alors que les débauchés étaient rassemblés chez lui pour décrire chacun les plaisirs terrestres, dit: « Je ne décrirai que ce que j’ai moi-même expérimenté. » « Vas-y! », lui dit-on.
Notre ami Hassan ne se fit pas prier trop longtemps, puisqu’il déclara aussitôt:
« Voici mes plaisirs: la sécurité; la santé; tâter les rondeurs lisses et brillantes, gratter les galeux; manger des grenades en été; boire du vin une fois tous les deux mois; coucher avec les femmes insensées et les garçons imberbes; me promener sans pantalon parmi des gens qui n’ont point de pudeur; chercher querelle aux gens maussades; ne point trouver de résistance auprès de ceux que j’aime; me frotter aux sots; fréquenter comme des frères les gens fidèles et ne point chercher la compagnie des âmes viles. »
Le texte de cette XVIIIe nuit, explique Bouhdiba, se prolonge ainsi sur dix pages, dont la lecture a fait rougir les auteurs de l’édition critique dudit Kitâb al-Imtaa parue en 1970 [Editions Dar el-Hayat, Beyrouth] – soit quelque dix siècles plus tard! Il en veut pour preuve cette inénarrable note de bas de page:
« On remarquera sans doute que l’auteur présente, dans cette nuit, du mujûn de la plus basse espèce et raconte des anecdotes viles. N’étaient-ce l’honnêteté scientifique et le souci de servir scrupuleusement l’histoire, nous aurions supprimé la plus grande partie de ce texte pour nous contenter de ce qui est fin et conforme au bon goût. »
Mon oeil!
© Khaled Osman