La querelle entre Camille Laurens et Marie Darrieussecq, qui avait porté la violence symbolique au plus haut degré qu’on puisse concevoir entre deux auteurs, n’est pas encore vidée.
Pour ceux qui auraient passé ces trois dernières années sur la planète Mars, rappelons les faits. En 2007, Marie Darrieussecq publie un nouveau roman, Tom est mort, qui tourne autour de la douleur d’une mère perdant son enfant. Or, Camille Laurens avait publié en 1995 un récit intitulé Philippe – sur une tragédie similaire, mais vécue par son auteure dans la « vraie vie ». Le fait est que Marie Darrieussecq n’a jamais caché son admiration pour Philippe, qui était même une des raisons qui l’ont poussée à rejoindre POL, celui-ci devenant ainsi leur éditeur commun. Dans un texte paru dans La Revue littéraire ( « Marie Darrieussecq ou le syndrome du coucou »), Camille Laurens affirmait avoir ressenti, à la lecture de Tom est mort , « une sorte de plagiat psychique », de « piratage », et accusait sa consoeur de l’avoir dépossédée de son histoire. Elle relevait par ailleurs la gêne qu’elle avait perçue chez Marie Darrieussecq qui, au lieu de lui en parler ou de lui envoyer son livre, l’aurait consciencieusement évitée, tout comme leur éditeur.
Bien que n’étant pas, loin s’en faut, un lecteur assidu de l’une ni de l’autre (je n’ai lu que Truismes d’un côté, Dans ces bras-là de l’autre, avec des impressions plus que mitigées), je dois dire que cette querelle m’a interpellé en ce qu’elle touche à la notion passionnante, ambiguë mais aussi mouvante en fonction des époques, de propriété littéraire.
L’acte d’accusation dressé par Camille Laurens, lu à l’époque, m’avait laissé une drôle d’impression. Comme beaucoup, je trouvais cette accusation de « plagiat psychique » totalement abracadabrante: comment peut-on être écrivain et exiger des autres qu’ils s’abstiennent d’écrire sur ce qu’ils n’ont pas eux-mêmes directement vécu? L’idée me paraissait totalement antinomique avec la notion même de littérature. Néanmoins, c’était un beau texte, très bien écrit (si j’étais méchant, je dirais « mieux que ses romans », mais je ne suis pas comme ça), manifestement sincère. Et puis, je trouvais que, même si le « plagiat psychique » ne tenait pas debout, tous ces griefs précisément énumérés ne pouvaient être balayés d’un revers de la main.
J’ignorais à l’époque que Marie Darrieussecq avait déjà subi des accusations similaires de la part de Marie Ndiaye, qui avait trouvé dans Naissance des fantômes des similitudes frappantes avec l’un de ses romans et le plan d’un autre. En fait, la charge de Marie Ndiaye qui, n’étant pas marquée comme Camille Laurens par un événement tragique, a pu prendre plus de recul, relevait plutôt de la colère froide:
«Un matin, nous nous sommes sentis mal, mon mari et moi. Lui avait l’impression d’être veuf, moi d’être morte. C’était à cause des fleurs, à cause des couronnes que me tressait madame Darrieussecq sitôt qu’elle avait à parler de son dernier roman, Naissance des fantômes (P.O.L). Ces éloges insistants avaient quelque chose de bizarre, de très désagréable […] De plus, comme il montait de dessous les fleurs une vilaine odeur de soupe, il fallait y voir de plus près. Je me procure donc le livre en question. Au fil des pages, je me retrouve dans la position inconfortable et ridicule de qui reconnaît, transformé, trituré, remâché, certaines choses qu’il a écrites.
Marie Ndiaye, sachant pertinemment que les éventuels emprunts étaient bien trop diffus pour fonder une procédure en plagiat, récusait ce dernier terme pour invoquer une notion moins juridique mais bien plus infamante:
Aucune phrase, rien de précis: on n’est pas là dans le plagiat, mais dans la singerie. A cette heure, suffisamment de critiques ont jugé l’ouvrage («Naissance des fantômes fait irrésistiblement penser à l’univers de Marie NDiaye», le Journal du dimanche. «Naissance des fantômes peut, en maints endroits, passer pour un pastiche de la Sorcière (Minuit)», l’Evénement du jeudi), pour que je m’abstienne d’en rajouter, comprenant trop bien pourquoi mon nom est cité à tire-larigot par madame Darrieussecq, entre un compliment à monsieur Juppé et une opportune évocation de la Shoah. Alors, assez! Assez de ces basses pratiques dont le milieu littéraire et mondain, de Beyala à Gaillot, a donné ces derniers temps de pitoyables exemples. On ressent dégoût et colère de se voir contre soi mêlé à de sordides reptations mercantiles, de découvrir qu’on vous couvre de fleurs pour confortablement vous marcher dessus, et on le dit.»
Evidemment, on ne pouvait s’empêcher de penser que le terme de « singerie » n’avait pas été choisi par hasard, qu’il y avait là un retournement assez ironique de l’assimilation (traditionnelle dans la « pensée » raciste) des Noirs à des singes, quand bien même Marie Ndiaye (née à Pythiviers d’une mère française et d’un père sénégalais qu’elle a peu connu) s’est toujours abstenue de se définir par rapport à d’éventuelles « racines » africaines. Mais au-delà, il y avait dans ces accusations une charge beaucoup plus terrible que ne l’aurait été une action en justice, forcément discutable. Au fond, en se plaçant sur le terrain de la morale (malhonnêteté intellectuelle et manoeuvres mercantiles), l’auteure de la Sorcière frappait bien plus fort, bien plus habilement que ne le ferait, quelques années plus tard, Camille Laurens.
Ce qui est certain, c’est que cette affaire a laissé, aussi bien chez l’accusée, qui a ressenti l’attaque de Camille Laurens comme un « assassinat » symbolique, que chez l’accusatrice, qui s’est vu signifier par son éditeur la fin de leur collaboration, des blessures profondes. A tel point que les deux écrivaines reviennent, en cette rentrée 2010, avec deux livres qui en portent respectivement la trace.
Marie Darrieussecq publie un essai intitulé Rapport de police, où elle analyse la notion de plagiat dans une perspective historique, proposant pour cela le néologisme de « plagiomnie », mot-valise construit à partir de « plagiat » et de « calomnie ».
J’ai écrit ce livre, dit-elle, pour me soigner thérapeutiquement et pour aider les futurs écrivains incriminés.
Sa querelle personnelle avec Laurens, si elle n’est pas éludée, est noyée au milieu d’une réflexion beaucoup plus large sur les utilisations de l’accusation de plagiat dans l’histoire littéraire.
Camille Laurens, elle, fait paraître Romance nerveuse, une « fiction » où la querelle est revécue par personnages interposés. Le personnage de la romancière rivale est seulement accusé de « singerie » (avec le recul, Camille Laurens a sans doute préféré adopter cette qualification, bien plus pertinente que celle de « plagiat »). Mais c’est surtout le personnage de l’éditeur, dont l’attitude a été vécue comme une trahison, qui est au coeur du roman, où il est également question d’une humiliante romance avec un paparazzo sans scrupules (pléonasme).
Affaire à suivre donc…
© Khaled Osman