Cette mention n’est pas une boutade ni une coquille. Elle figure sur la couverture du nouveau livre de Yoko Tawada, romancière japonaise aujourd’hui installée en Allemagne, intitulé Le Voyage à Bordeaux (Editions Verdier, 2009, traduit par Bernard Banoun). Bien que continuant à publier en japonais, Yoko Tawada a écrit ce livre ainsi que plusieurs autres en allemand. Les questions de langue ne relèvent pas seulement du contexte d’écriture, elles sont au coeur du roman, comme l’indique le résumé ci-dessous:
Dans ce nouveau roman, elle s’invente un double, Yuna, Japonaise venue comme elle étudier en Allemagne et résidant à Hambourg. Yuna souhaite changer d’horizon : son amie Renée lui propose de se rendre à Bordeaux pour y apprendre le français en logeant dans la maison laissée vacante par son beau-frère, Maurice. Accueillie par celui-ci, Yuna découvre Bordeaux, mais parcourt surtout au fil des pages le labyrinthe de ses souvenirs faits de multiples rencontres, d’amitiés durables ou éphémères. Sur son carnet, les idéogrammes de sa langue maternelle lui servent encore de fragile aide-mémoire. À la Piscine Judaïque de Bordeaux, Yuna perdra le dictionnaire allemand-français qu’elle avait emporté avec elle, emblème des repères incertains qui permettent le passage d’un monde à l’autre. Car ce voyage est pour l’héroïne un itinéraire initiatique, une mise à l’épreuve, et pour Yoko Tawada une manière de renouveler et de subvertir la tradition du roman d’apprentissage.
Yoko Tawada, par le biais de son double, ne cesse en effet de commenter son rapport à la langue, à l’apprentissage des mots, à leur sonorité comparée dans les différents idiomes, etc. Par ailleurs, la mise en page, très belle, reproduit une série d’idéogrammes qui sont intégrés à l’histoire.
La mention « traduit de l’allemand (Japon) » invite, au-delà même de ce projet particulier, à d’autres réflexions.
Remarquons tout d’abord qu’on s’est habitué depuis une vingtaine d’années à préciser le pays auquel est rattachée la langue d’écriture. On a vu ainsi fleurir les livres traduits par exemple de l’anglais (Australie) ou de l’allemand (Autriche), parfois jusqu’à l’absurde.
L’exemple de l’arabe est également intéressant. Autrefois, un livre écrit dans cette langue était simplement « traduit de l’arabe », et cette mention semblait suffisante. Elle l’était d’autant plus que l’arabe littéraire est une langue relativement homogène d’un pays à l’autre, contrairement à l’arabe parlé qui, lui, se décline en une multitude de « patois » différents, d’autant plus différents qu’ils sont éloignés géographiquement. Ainsi, l’arabe parlé au Maroc est-il à ce point différent de celui parlé au Soudan ou au Yemen que des locuteurs de ces pays s’exprimant en pur patois risquent fort de ne pas se comprendre. Pourtant, la pratique s’est aujourd’hui installée de préciser quasi-systématiquement le pays d’origine. En fait, cette précision n’est justifiée que pour ceux de ces romans qui sont partiellement (au moins dans les dialogues) ou complètement écrits en arabe dialectal. Pour des livres entièrement écrits en arabe littéraire (y compris, par convention, dans les dialogues), la précision ne s’imposerait pas, du moins linguistiquement.
Cette réflexion vaudrait probablement aussi pour beaucoup d’autres langues. Seuls devraient porter ladite mention les livres traduits d’une langue dont la déclinaison dans ledit pays est tellement spécifique qu’elle pourrait presque être considérée comme une langue différente. Pourtant, la mention continue d’être portée sur la quasi-totalité des livres. A cela, il y a peut-être une raison pratique: les éditeurs y voient le moyen pour le lecteur de « situer » immédiatement l’ouvrage. En lisant sur la couverture « traduit de l’anglais (Inde) » ou « traduit de l’espagnol (Argentine) », on connaît immédiatement la provenance – du moins linguistique – du texte, ce que le seul nom de l’auteur, particulièrement s’il n’a pas encore de notoriété, ne suffirait pas toujours à établir.
Ajoutons que cette pratique semble être relativement hexagonale. Sauf erreur, les anglo-saxons traduisant par exemple un auteur belge francophone n’ont pas pour habitude d’indiquer « translated from the French (Belgium) ». Pourquoi dans ce cas ne pas mentionner pour les traductions en d’autres langues de Zola ou de Balzac « traduit du français (France) »? Le mentionner est absurde, mais s’abstenir alors qu’on le fait pour tous les autres français parlés ailleurs n’instaure-t-il pas une sorte de hiérarchie, comme si le français de France était le seul véritable français et, à ce titre, le seul qui mérite d’être dispensé de toute mention? Les Suisses ou les Québecquois ne seraient-ils pas fondés à protester?
Mais poussons plus loin le parallèle; comment réagirait-on si la traduction en anglais du Nedjma de Kateb Yacine indiquait « translated from the French (Algeria) »? La seule précision qui s’impose, s’agissant de Nedjma, est que ce livre est écrit dans un français… magnifique. Bien sûr, le roman exsude l’algérianité par tous les pores – à tel point qu’on a pu le considérer comme emblématique d’une certaine expression algérienne -, mais c’est moins la syntaxe ou le lexique qui sont ainsi teintés que la construction du roman et l’univers mental des personnages. A l’inverse, une traduction d’Alain Mabanckou dans une autre langue gagnerait sans doute à préciser qu’il s’agit d’un français d’Afrique ou du Congo, tant sa langue est marquée par les particularismes linguistiques de cette région (sans parler du fait que Mabanckou vit dans la partie anglophone du Canada… mais bon, on va pas compliquer, hein!)
Si nous revenons, pour finir, à l’exemple du « traduit de l’allemand (Japon) », ne serait-ce pas l’occasion de lâcher la bride à l’imagination pour envisager les réconciliations les plus insolites: traduit du kurde (Turquie), du persan (Etats-Unis), de l’hébreu (Palestine) ou de l’américain (Cuba)? Ce serait en tout cas une façon de montrer que les langues, elles, ne sont pas en guerre…
© Khaled Osman
Merci pour ces judicieuses réflexions sur cette bizarre indication.
Je vous propose « traduit de wallon (Flandre) », du flamand (Wallonie) de l’anglais (Québec), etc…
On peut aussi imaginer une déclinaison politique: traduit du ségolène (Hollande) ou du ramayade (Sarkozie) 😉