La
danse du paon: récit puissant sur l'identité
fragmentée
Hanan El-Cheikh, plume incontournable de la
littérature arabe contemporaine, explore avec
audace les réalités complexes des vies arabes,
notamment celles des femmes, confrontées à un
monde en perpétuelle mutation. La Danse du paon
met en scène les retrouvailles douloureuses de
Yasmine, une Libanaise installée en France, et
de son neveu Rica, réfugié en Allemagne après
une errance africaine et une fuite du Liban,
pour explorer les thèmes de la migration, de la
quête identitaire et de la fragilité des liens
familiaux. À travers les destins croisés de
Rica, Yasmine et Naji, le roman dépeint avec une
émotion vibrante la lutte de chaque personnage
pour s’épanouir dans un environnement où il se
sent étranger, tiraillé entre ses racines et son
exil, hanté par un passé omniprésent.
Fragments d'identité: la quête de soi entre
déracinement et souvenirs
Le périple de Rica, dépeint par la plume de Hanan
El-Cheikh, transcende la simple narration
biographique pour devenir l’allégorie vibrante
d’un exil multiforme, aussi géographique
qu’intérieur. Du Liban à l’Afrique, puis vers les
terres germaniques, son itinéraire dessine la
trajectoire tortueuse d’une âme en quête
d’apaisement, fuyant le poids d’un passé dont les
spectres le hantent sans relâche. Dans cette
errance perpétuelle, il s’égare, se morcelle,
tentant vainement de se reconstruire, de recoller
les fragments d’une identité dispersée par les
vents contraires du destin. L’écriture d’Hanan
El-Cheikh, toute en nuances et en silences
éloquents, se fait l’écho de cette profonde
déchirure, de cette impossible réconciliation avec
soi-même dans un monde qui semble conspirer à la
fragmentation.
Rica, tel un funambule sur le fil ténu de
l’existence, oscille entre deux mondes, deux
temporalités qui se superposent et
s’entrechoquent. D’un côté, l’Afrique, berceau
originel et mirage inaccessible, résonne comme le
paradis perdu de l’enfance, un havre de paix
révolu, peuplé des figures tutélaires de ses
parents, et imprégné d’une insouciance à jamais
envolée. De l’autre, l’Europe, terre d’accueil
illusoire, se révèle un espace d’attente hostile,
un purgatoire où l’étranger erre, confronté à la
froideur d’un monde qui lui refuse l’appartenance.
Même lorsqu’il regagne le continent africain, ce
retour aux sources tant espéré se métamorphose en
désillusion amère. L’Afrique, loin d’être le
refuge rêvé, devient le symbole même de
l’inatteignable, de l’irrémédiable perte.
L’Allemagne, avec ses murs gris et impersonnels,
ses centres d’accueil pour réfugiés, incarne la
dure réalité de l’exil. Ces lieux de transit, où
s’entassent les espoirs déchus et les destins
brisés, se transforment en prisons symboliques,
miroirs d’une quête identitaire inaboutie. Rica,
prisonnier de cette errance sans fin, se heurte
sans cesse aux frontières, tant physiques que
métaphoriques, que les sociétés dressent entre «
eux » et « nous », entre l’autochtone et
l’étranger. Son exil, loin d’être une simple
migration géographique, devient une métaphore
puissante de la condition humaine, de cette
éternelle quête de sens dans un monde fragmenté et
indifférent. La solitude de Rica, son incapacité à
s’ancrer, à trouver sa place, résonne comme un cri
silencieux, un témoignage poignant de la
souffrance infligée par le déracinement et
l’exclusion. L’œuvre d’Hanan El-Cheikh, à travers
le destin tragique de Rica, nous invite à une
réflexion profonde sur la complexité de l’identité
et sur les défis que pose l’exil dans un monde de
plus en plus globalisé, mais paradoxalement de
plus en plus cloisonné.
Comment appartenir à une nouvelle patrie quand le
sol d’origine est à jamais perdu et que le sol
d’accueil se refuse à vous ? Une problématique si
contemporaine ! Cette quête identitaire est
d’autant plus complexe que Rica doit composer avec
des souvenirs fragmentés, des attachements
multiples, et des ruptures qui l’ont profondément
marqué. Son errance en Allemagne est teintée d’une
désillusion où les murs gris des centres d’accueil
de réfugiés deviennent les symboles de cette quête
de soi inaboutie.
Les retrouvailles familiales comme métaphore de la
fracture sociale
Les retrouvailles entre Yasmine et Rica, son neveu
et ancien compagnon de jeu de son fils Naji qui se
réfugie dans la drogue et le rap, dépassent la
simple réunion familiale pour se charger d’une
symbolique puissante, révélant les fractures
profondes, individuelles et collectives, qui
lacèrent les âmes marquées par l’exil. La
toxicomanie chez les jeunes, abordée à travers
Naji, est présentée de façon crue et poignante. Le roman ne cède jamais à la
tentation de juger, mais s’attache plutôt à
explorer les causes profondes de ce mal-être:
la sensation de ne pas être à sa place, de ne pas
trouver sa voie, de vivre dans un monde où chaque
pas semble précaire, où chaque réponse apporte de
nouvelles interrogations. Il y a dans le langage
une lenteur, une sorte de mélancolie diffuse qui
vient capturer la désolation de l’exil et la
beauté des moments d’accalmie. [...] Hanan El-Cheikh déploie ici son
talent pour dépeindre les interactions humaines
avec une vérité bouleversante. Elle exploite la
gestuelle, les expressions fugaces, les regards
évités pour construire une narration où chaque
silence est aussi écrasant que les mots
prononcés. "Rica cachait combien il
était déçu de l’attitude de sa tante, qui,
malgré le passage des ans, n’avait jamais varié
dans sa façon de le percevoir: à ses yeux, il
n’était qu’un type noir de peau et rien de plus,
et elle le traitait de ‘grand diable’". Les
fractures familiales font écho aux fractures plus
larges de la société libanaise et du monde arabe,
marquées par l’exil, la division et les conflits
politiques. "Leur âme est triste comme la
cendre sachant que les Blancs et puis les Noirs
et puis les Jaunes et puis les Rouges qui sont
venus vivre ici ont laissé leur cœur là-bas,
dans leur pays, là où ils ont respiré l’oxygène
des utérus de leurs mères." [...]
Mémoire et perte: La fragilité du souvenir face à
l'exil
La mémoire, omniprésente dans La Danse du paon,
est à la fois un pont et un obstacle: "L’être
humain doit garder à l’esprit que le moment
qu’il est en train de vivre, il le revivra une
seconde fois quand celui-ci lui reviendra plus
tard en mémoire, aussi doit-il en agrémenter
l’amertume et la tristesse au moyen d’un peu de
tendresse et de charme, exactement comme on
rajoute du sucre à un café." Pour les
personnages de Hanan El-Cheikh, explorer le passé
est une entreprise périlleuse, un chemin tortueux
semé d’embûches, où il faut non seulement
affronter les traumatismes enfouis, mais aussi la
réalité crue des pertes et des absences qui
hantent le présent. Yasmine et Rica, unis par le
sang mais séparés par les circonstances, tentent
chacun à leur manière de retrouver une continuité
émotionnelle avec ce qui a été. Leurs approches
divergent radicalement : Yasmine manifeste une
volonté tenace de reconstruction, de résilience
face à l’adversité, tandis que Rica semble
prisonnier d’une mémoire fragmentée, disloquée, où
chaque éclat de souvenir le renvoie à la détresse.
Avec une grande finesse
psychologique, l’auteure explore la
difficile conciliation entre mémoire individuelle
et mémoire collective. [...]
Dans ce contexte, la carte postale envoyée par
Rica, parvenue miraculeusement à Yasmine après
tant d’années, acquiert une dimension symbolique
forte. Elle représente une tentative timide,
presque désespérée, de reconnecter deux passés qui
s’étaient éloignés, un fil fragile reliant deux
continents, deux vies désormais radicalement
différentes. La carte postale, comme les reliques
accumulées dans sa chambre, sont les fragiles
remparts d’une mémoire blessée contre l’océan de
l’oubli, chaque objet insignifiant vibrant du
poids immense d’une vie passée que Rica tente
désespérément de préserver du naufrage: "La
maison de mon enfance vit dans mes souvenirs
bien qu’elle ait été démolie, et j’ai gardé en
moi les mosaïques qui couvraient le sol de ma
chambre à coucher. Même les voisins d’alors
reviennent vivre avec moi dès que je pense à
eux, y compris ceux que la mort a rattrapés."
Au lieu de chercher à apporter une conclusion
définitive, Hanan El-Cheikh laisse son lecteur
avec des questions ouvertes, des moments
suspendus. Cette
indétermination fait la force du roman:
elle nous rappelle que la quête identitaire n’est
jamais achevée, que la danse continue, encore et
toujours, même lorsque les plumes du paon se
replient...
Critique de
Jean-Jacques Bedu sur le site MareNostrum, 23 novembre 2024
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