La danse du paon
Roman de Hanan El-Cheikh
traduit de l'arabe (Liban) par Khaled Osman
|
Hanan
el-Cheikh, l’écriture pour échapper enfin à la
peur
Dans son dernier roman, La Danse du paon, qui
vient de paraître chez Actes Sud, Hanan
el-Cheikh raconte les trajectoires contrariées
de trois personnages confrontés aux difficultés
de l’exil. Yasmine a quitté Beyrouth pour
s’installer dans le sud de la France avec son
fils Naji. Elle travaille comme cuisinière dans
un restaurant, gagne correctement sa vie, et
poursuit une liaison intermittente avec Rami, un
homme marié qui vit toujours à Beyrouth mais
vient la retrouver pour de courtes escapades
sous le soleil de la Côte d’Azur. Mais Yasmine
vit difficilement sa relation avec son fils qui
est tombé dans une addiction sévère à la drogue
et elle tente par tous les moyens, y compris par
la ruse et le mensonge, de l’arracher à la
dépendance. Naji, lui, se rêve rappeur et
compose des chansons plus ou moins réussies,
souvent loufoques, qu’il partage avec Maggie, la
jeune femme dont il est amoureux.
Tous deux passent pas mal de temps dans les bras
l’un de l’autre, et leurs ébats se déroulent
dans le petit appartement de Yasmine où Naji qui
ne gagne pas un rond, continue à vivre aux
crochets de sa mère et même à voler de l’argent
dans son sac. Le troisième personnage est Rica,
le neveu de Yasmine, autrefois compagnon de jeu
de Naji. Il a été balloté entre le Liban de son
père et le Sénégal de sa mère, mais il a fini
par fuir ces deux pays pour gagner l’Allemagne
où Yasmine retrouve enfin sa trace dans un
centre où s’entassent des réfugiés comme lui ;
elle lui propose de l’accueillir chez elle en
France et il finit par les rejoindre. Les heurts
et malheurs de cet improbable trio composent la
trame de ce roman qui échappe néanmoins à tout
misérabilisme grâce à la plume pleine de
fantaisie et d’humour de Hanan el-Cheikh.
L’écrivaine excelle dans cet exercice et ne
renonce jamais à sa grande liberté de ton, que
ce soit pour aborder la sexualité, pour raconter
les travers de ses personnages, ou pour traiter
du racisme auquel sont confrontés les exilés, en
particulier lorsqu’ils sont noirs de peau.
L’autre thématique qui traverse le roman est
celle des liens au sein de la cellule familiale.
Quelles que soient l’affection et l’obligation
d’entraide héritées de la culture libanaise
traditionnelle, on observera que la famille est
aussi le lieu des trahisons, des ruptures et des
grandes douleurs. Un roman doux-amer qui célèbre
néanmoins la possibilité d’une réinvention de
soi, quels que soient les obstacles et les
désillusions.
Vous revenez au roman
après une longue absence. Pourquoi cela et qu’est-ce qui
a occupé ces années-là ?
J’ai vécu une belle aventure en compagnie des Mille
et Une Nuits. J’avais huit ou dix ans quand j’ai
écouté pour la première fois une adaptation
radiophonique de ce trésor littéraire qui m’avait
littéralement subjuguée. Par la suite, je n’ai eu de
cesse que d’essayer de retrouver ce recueil dont la
lecture était interdite en raison de son contenu
explicitement sexuel. Alors, quand le metteur en scène
Tim Supple qui avait adapté pour le théâtre Les
Enfants de minuit de Salman Rushdie, m’a sollicitée en
2009 pour que je travaille avec lui sur les Mille et
Une Nuits, je n’ai pas hésité. Je me suis aperçue que
je n’en connaissais finalement que quelques récits, et
que revenir aux sources me révélait un ensemble
infiniment plus riche et très différent de ce que
j’avais en mémoire. J’ai passé deux ans à lire
différentes versions du recueil, la plupart en arabe
et une en anglais, et c’était fascinant. Puis j’ai
fait un essai d’écriture théâtrale d’une trentaine de
pages que j’ai soumis à Tim Supple qui m’a dit non,
n’écris pas une pièce de théâtre, écris un roman ou
des nouvelles comme s’il s’agissait pour toi d’écrire
pour ton lectorat habituel. J’ai donc sélectionné
certains récits, que je discutais avec lui, puis il
m’a donné carte blanche.
Avez-vous donc retrouvé le champ de votre écriture
romanesque habituelle ?
Oui et non, parce que j’écrivais à partir de ce que
j’avais lu, mais en effet j’ai fait le choix d’une
part d’écrire des nouvelles, et d’autre part, de créer
des liens entre ces différentes nouvelles pour
qu’elles forment un ensemble. Et évidemment j’écrivais
en arabe, mais quand j’ai envoyé les 40 premières
pages à Tim, il m’a dit tu dois traduire tout ça en
anglais pour que je puisse te lire ! Et là, ça a été
encore une expérience nouvelle puisque j’ai écrit en
anglais pour la première fois, en me traduisant
moi-même. Le résultat en a été un recueil qui a été
publié et qui est ma version des Mille et Une Nuits,
et une pièce de théâtre d’une durée de sept heures qui
a été présentée au festival d’Édinbourg et qui a reçu
un excellent accueil et de nombreux prix.
Malheureusement, elle n’a plus été jouée par la suite
en raison des coûts de production très élevés. Mais
cette aventure magnifique m’aura occupée près de cinq
ans.
Est-ce qu’elle a eu une influence sur votre manière
d’écrire ?
Oui, je le crois, parce que j’ai été très inspirée
par ces récits. J’ai découvert de nouveaux champs
d’écriture, j’ai fait l’expérience de ce que c’était
que d’écrire à partir du folklore, et de la différence
entre folklore et fiction. Cela m’a aussi rendue plus
patiente avec mon écriture. J’ai appris à prendre mon
temps, à écrire, puis à laisser reposer un texte avant
d’y revenir pour le modifier. J’ai compris qu’il
fallait parfois vivre longtemps avec un texte avant
d’en trouver la forme définitive.
Vous êtes une des rares romancières arabes à avoir
trouvé une si large audience en Occident. Vous avez été
très largement traduite. Avez-vous une explication à
cela ?
Oui, j’ai été traduite dans 28 langues différentes.
Je crois que beaucoup tient au retentissement qu’a eu
Histoire de Zahra. J’avais écrit deux livres avant
celui-là, mais celui-ci a vraiment changé les choses
pour moi. L’expérience de la guerre civile m’a plongée
dans la peur, dans la terreur même, mais m’a aussi
renvoyée à la peur et à la terreur que j’avais vécues
durant mon enfance, parce que j’avais déjà traversé la
guerre civile de 1958 à un très jeune âge, mais
surtout en raison de la liaison de ma mère avec son
amant. Elle m’emmenait avec elle quand elle voulait
aller le retrouver et c’était très effrayant pour moi.
Elle me disait par exemple, je t’emmène chez le
médecin, tu as besoin d’une piqure de ceci ou cela
parce que tu es trop maigre. Et je devais me cacher et
ne pas faire de bruit quand nous étions dans la maison
de son amant. Puis de retour chez nous, il fallait que
je mente, que je confirme les récits qu’elle faisait à
mon père, il ne fallait surtout pas que je la
contredise ou que je me trompe et tout cela était
terrifiant. Et puis, elle me manipulait, je ne savais
plus distinguer le vrai du faux, et par moments, je
n’arrivais plus à savoir si j’avais vraiment vécu une
chose ou si je l’avais seulement imaginée.
Histoire de Zahra a produit un choc
dans le monde arabe. Leila Baalbaki ou Ghada al-Samman
avaient déjà provoqué des retentissements, mais l’onde
de choc de Zahra a été encore
plus importante. Deux éléments concentraient la
plupart des commentaires : le personnage du
franc-tireur et la façon crue de parler de sexualité.
Comment s’est passée l’écriture de ce livre et comment
avez-vous trouvé cette audace, cette liberté de ton ?
J’étais seule à Londres, sans famille autour de moi,
donc sans crainte ni pression. Je me suis sentie
libérée d’un poids et je me suis autorisée à tout
écrire, je me suis donné toutes les libertés. Mais je
reviens sur la peur, c’est la peur qui est à l’origine
de tout mon travail. Je n’avais pas le souci du style,
je ne cherchais pas à faire joli, je crois que mon
écriture était le cri que j’avais été empêchée de
pousser lorsque j’étais enfant.
Le retentissement de ce livre m’a fait un nom. Les
traductions se sont multipliées, chacun s’extasiait
qu’une femme arabe puisse écrire comme ça, c’était
très inhabituel. J’avais trente ans, et cela m’a donné
des ailes et m’a ancrée dans cette liberté totale qui
m’appartient. Quand j’écris, je ne me soucie de rien
ni de personne.
Finalement, diriez-vous que ce qui a fait de vous une
écrivaine, c’est la façon dont votre mère vous a
traitée, c’est son abandon ? Nancy Huston par exemple a,
elle aussi, vécu cet abandon par sa mère alors qu’elle
était enfant.
Non, ce n’est pas le fait qu’elle nous ait
abandonnées ma sœur et moi qui a pesé, c’est la façon
dont elle m’a utilisée, c’est le fait qu’elle m’a fait
vivre dans une peur de chaque instant. Quand j’ai lu
Le Bruit et la Fureur de Faulkner, j’ai été
bouleversée, j’ai pensé que j’aurais pu l’écrire
moi-même, ce texte me parlait de moi. Car c’est aussi
un roman traversé et nourri par la peur. Et il m’a
fait prendre conscience de ce que j’avais moi-même
vécu. Je crois que j’ai commencé à écrire pour dire
qui j’étais, pour dire ma perception de ce que je
vivais. C’est l’écriture qui m’a permis d’échapper
enfin à la peur.
Quel regard portez-vous sur la littérature arabe
contemporaine ? Y a-t-il des écrivains arabes dont vous
vous sentez proche ?
Non, pas vraiment, parce que les écrivains arabes
d’aujourd’hui ont tous la même préoccupation, celle de
faire partie de l’avant-garde. Ils ont le souci de la
forme et de la langue, ce n’est pas l’histoire qui
compte pour eux, c’est leur philosophie de la vie, ce
sont des idées à défendre. Ils composent leur texte en
fonction d’objectifs linguistiques ou intellectuels.
La dimension politique est également omniprésente.
Moi, je suis une conteuse, je veux raconter des
histoires. J’ai des histoires plein la tête et ce qui
me fait écrire, c’est l’envie de les raconter le mieux
possible.
Dans une interview récente, vous avez dit ne vous être
jamais sentie en exil. Pourtant, nombre de vos
personnages sont des exilés et cette expérience les
définit intimement. Et dans votre dernier roman, l’exil
est à nouveau au cœur du récit.
Oui, c’est vrai, je ne me sens pas en exil parce que
partout où je suis, je trouve la vie passionnante. Par
ailleurs, depuis toute petite, j’ai été confrontée à
des mondes très différents, j’ai dû m’adapter à une
variété de situations ; j’ai vécu à Chiyah, j’ai été
pensionnaire à Saida, j’ai passé quatre ans au Caire…
J’ai découvert que le monde est un, les paysages et
les circonstances changent, mais le monde est un et on
reste soi avec soi.
L’exil est en effet dans tous mes livres et déjà
Zahra partait en Afrique vivre un temps chez son
oncle. Durant de nombreuses années, nous passions
l’été dans le sud de la France avec mon mari et
j’observais beaucoup les Arabes qui y sont installés.
Leurs vies sont des échecs et sont parfois pires que
celles qu’ils vivaient dans leur pays. Ils habitent
des quasi-ghettos. J’ai observé ça dans ma propre
famille où les enfants de mes proches, installés aux
États-Unis, vont très mal. L’exil les a détruits,
déstructurés, ils allaient beaucoup mieux avant. Donc
l’exil n’est pas une solution. Tout cela nourrit mes
romans et en effet, les trois personnages du dernier
livre en sont largement inspirés. Quand des
personnages s’imposent à moi, j’essaie de regarder le
monde avec leurs yeux, je traverse les expériences
dans lesquelles ils sont plongés au plus près d’eux.
Rica et Naji sont en effet des personnages très
déstructurés. Ils enchaînent les déconvenues. Est-ce un
roman pessimiste ?
Il est vrai que l’exil déshumanise. Mais à la fin du
roman, je laisse entrevoir qu’il y a de l’espoir. D’où
l’image du paon. Le paon mue, il perd ses belles
plumes mais la période de la mue lui permet de se
reposer et de reconstituer ses réserves. Puis de
nouvelles plumes recommencent à pousser, mais le
processus est assez long. Cette mue, ce changement de
peau, c’est une belle métaphore. Et ça laisse
entrevoir que les personnages vont aller vers du
meilleur.
Entretien
paru dans l'Orient-Le-Jour,
propos recueillis par Georgia Makhlouf, 4
décembre 2024
|
La
Danse du paon de Hanan El-Cheikh: exil et
résilience
Ce roman
qui a tardé à venir vient s’ajouter à l’oeuvre
de Hanan El-Cheikh, une autrice qui a su, au fil
des décennies, imposer une voix littéraire
singulière, marquée par la critique sociale, la
quête de liberté des femmes et la transgression
des tabous.
Après une longue absence, Hanan El-Cheikh, l’une
des voix les plus singulières de la littérature
arabe contemporaine, revient avec La Danse du
paon, un roman puissant et émouvant qui
traite des thèmes de l’exil, du racisme et de la
quête d’identité. Ce nouvel opus met en scène
Yasmine et son fils Naji, qui, après avoir quitté
Beyrouth pour s’installer dans le sud de la
France, se lancent à la recherche de Rica, son
neveu et ancien compagnon de jeux de Naji. Le
jeune homme, tiraillé entre ses racines libanaises
de par son père et sénégalaises de par sa mère,
est aujourd’hui réfugié en Allemagne, dans un
centre d’accueil marqué par les tensions de la
crise migratoire.
À travers les trajectoires de Yasmine, Naji et
Rica, Hanan El-Cheikh livre un récit poignant de
l’exil et des déchirures qu’il provoque, tant sur
le plan personnel que familial. La romancière nous
plonge dans les méandres des souvenirs et des
pertes, naviguant entre les souvenirs du Liban
natal et la réalité d’une Europe en proie aux
bouleversements politiques et sociaux. Ces
personnages désabusés et pourtant profondément
humains cherchent à reconstruire leurs vies et à
retisser des liens familiaux fragilisés par la
distance et les non-dits.
Le voyage à travers l’Allemagne, entrepris par
Yasmine et Naji, n’est pas seulement une quête
pour retrouver Rica, mais une exploration de la
manière dont chacun tente de survivre à son propre
déracinement. Entre Beyrouth, Dakar et l’Europe,
El-Cheikh évoque avec finesse l’éparpillement des
identités, l’impact du racisme et les fractures
profondes qui naissent dans les relations
familiales face à la douleur de l’exil.
Ce roman qui a tardé à venir vient s’ajouter à
l’œuvre de Hanan El-Cheikh, une autrice qui a su,
au fil des décennies, imposer une voix littéraire
singulière, marquée par la critique sociale, la
quête de liberté des femmes et la transgression
des tabous. Avec La Danse du paon, elle réaffirme son talent pour
aborder des questions sociétales complexes
à travers des personnages d’une humanité brûlante.
Ce
roman, écrit dans un style à la fois poétique et
précis, sonde avec une rare acuité les
expériences de l’exil et du racisme. Rica, métis
naviguant entre ses héritages libanais et
sénégalais, incarne ces contradictions. Dans son
parcours, El-Cheikh explore la manière dont la
quête de racines et de sens devient une lutte
existentielle. Et à travers ses romans
emblématiques, tels que Histoire de Zahra
et Femmes de sable et de myrrhe, El-Cheikh
a su aborder les dilemmes moraux et les dynamiques
homme-femme dans un monde arabe en mutation. La
Danse du paon s’inscrit dans cette lignée,
en dressant un tableau à la fois intime et
universel de l’exil et des espoirs brisés.
Ce retour littéraire de Hanan El-Cheikh confirme
son rôle incontournable dans la littérature
mondiale, offrant une réflexion précieuse sur la
complexité des liens familiaux et le prix de
l’exil. La Danse du paon
est une œuvre vibrante, à la fois intime et
universelle, qui résonne longtemps après avoir
été refermée.
Critique d'Asma Drissi dans La
Presse de Tunisie, 16
octobre 2024
|
La danse du paon:
récit puissant sur l'identité fragmentée
Hanan El-Cheikh, plume incontournable de la
littérature arabe contemporaine, explore avec
audace les réalités complexes des vies arabes,
notamment celles des femmes, confrontées à un
monde en perpétuelle mutation. La Danse du paon
met en scène les retrouvailles douloureuses de
Yasmine, une Libanaise installée en France, et
de son neveu Rica, réfugié en Allemagne après
une errance africaine et une fuite du Liban,
pour explorer les thèmes de la migration, de la
quête identitaire et de la fragilité des liens
familiaux. À travers les destins croisés de
Rica, Yasmine et Naji, le roman dépeint avec une
émotion vibrante la lutte de chaque personnage
pour s’épanouir dans un environnement où il se
sent étranger, tiraillé entre ses racines et son
exil, hanté par un passé omniprésent.
Fragments d'identité: la quête de soi entre
déracinement et souvenirs
Le périple de Rica, dépeint par la plume de Hanan
El-Cheikh, transcende la simple narration
biographique pour devenir l’allégorie vibrante
d’un exil multiforme, aussi géographique
qu’intérieur. Du Liban à l’Afrique, puis vers les
terres germaniques, son itinéraire dessine la
trajectoire tortueuse d’une âme en quête
d’apaisement, fuyant le poids d’un passé dont les
spectres le hantent sans relâche. Dans cette
errance perpétuelle, il s’égare, se morcelle,
tentant vainement de se reconstruire, de recoller
les fragments d’une identité dispersée par les
vents contraires du destin. L’écriture d’Hanan
El-Cheikh, toute en nuances et en silences
éloquents, se fait l’écho de cette profonde
déchirure, de cette impossible réconciliation avec
soi-même dans un monde qui semble conspirer à la
fragmentation.
Rica, tel un funambule sur le fil ténu de
l’existence, oscille entre deux mondes, deux
temporalités qui se superposent et
s’entrechoquent. D’un côté, l’Afrique, berceau
originel et mirage inaccessible, résonne comme le
paradis perdu de l’enfance, un havre de paix
révolu, peuplé des figures tutélaires de ses
parents, et imprégné d’une insouciance à jamais
envolée. De l’autre, l’Europe, terre d’accueil
illusoire, se révèle un espace d’attente hostile,
un purgatoire où l’étranger erre, confronté à la
froideur d’un monde qui lui refuse l’appartenance.
Même lorsqu’il regagne le continent africain, ce
retour aux sources tant espéré se métamorphose en
désillusion amère. L’Afrique, loin d’être le
refuge rêvé, devient le symbole même de
l’inatteignable, de l’irrémédiable perte.
L’Allemagne, avec ses murs gris et impersonnels,
ses centres d’accueil pour réfugiés, incarne la
dure réalité de l’exil. Ces lieux de transit, où
s’entassent les espoirs déchus et les destins
brisés, se transforment en prisons symboliques,
miroirs d’une quête identitaire inaboutie. Rica,
prisonnier de cette errance sans fin, se heurte
sans cesse aux frontières, tant physiques que
métaphoriques, que les sociétés dressent entre «
eux » et « nous », entre l’autochtone et
l’étranger. Son exil, loin d’être une simple
migration géographique, devient une métaphore
puissante de la condition humaine, de cette
éternelle quête de sens dans un monde fragmenté et
indifférent. La solitude de Rica, son incapacité à
s’ancrer, à trouver sa place, résonne comme un cri
silencieux, un témoignage poignant de la
souffrance infligée par le déracinement et
l’exclusion. L’œuvre d’Hanan El-Cheikh, à travers
le destin tragique de Rica, nous invite à une
réflexion profonde sur la complexité de l’identité
et sur les défis que pose l’exil dans un monde de
plus en plus globalisé, mais paradoxalement de
plus en plus cloisonné.
Comment appartenir à une nouvelle patrie quand le
sol d’origine est à jamais perdu et que le sol
d’accueil se refuse à vous ? Une problématique si
contemporaine ! Cette quête identitaire est
d’autant plus complexe que Rica doit composer avec
des souvenirs fragmentés, des attachements
multiples, et des ruptures qui l’ont profondément
marqué. Son errance en Allemagne est teintée d’une
désillusion où les murs gris des centres d’accueil
de réfugiés deviennent les symboles de cette quête
de soi inaboutie.
Les retrouvailles familiales comme métaphore de la
fracture sociale
Les retrouvailles entre Yasmine et Rica, son neveu
et ancien compagnon de jeu de son fils Naji qui se
réfugie dans la drogue et le rap, dépassent la
simple réunion familiale pour se charger d’une
symbolique puissante, révélant les fractures
profondes, individuelles et collectives, qui
lacèrent les âmes marquées par l’exil. La
toxicomanie chez les jeunes, abordée à travers
Naji, est présentée de façon crue et poignante. Le roman ne cède jamais à la
tentation de juger, mais s’attache plutôt à
explorer les causes profondes de ce mal-être:
la sensation de ne pas être à sa place, de ne pas
trouver sa voie, de vivre dans un monde où chaque
pas semble précaire, où chaque réponse apporte de
nouvelles interrogations. Il y a dans le langage
une lenteur, une sorte de mélancolie diffuse qui
vient capturer la désolation de l’exil et la
beauté des moments d’accalmie. [...] Hanan El-Cheikh déploie ici son
talent pour dépeindre les interactions humaines
avec une vérité bouleversante. Elle exploite la
gestuelle, les expressions fugaces, les regards
évités pour construire une narration où chaque
silence est aussi écrasant que les mots
prononcés. "Rica cachait combien il
était déçu de l’attitude de sa tante, qui,
malgré le passage des ans, n’avait jamais varié
dans sa façon de le percevoir: à ses yeux, il
n’était qu’un type noir de peau et rien de plus,
et elle le traitait de ‘grand diable’". Les
fractures familiales font écho aux fractures plus
larges de la société libanaise et du monde arabe,
marquées par l’exil, la division et les conflits
politiques. "Leur âme est triste comme la
cendre sachant que les Blancs et puis les Noirs
et puis les Jaunes et puis les Rouges qui sont
venus vivre ici ont laissé leur cœur là-bas,
dans leur pays, là où ils ont respiré l’oxygène
des utérus de leurs mères." [...]
Mémoire et perte: La fragilité du souvenir face à
l'exil
La mémoire, omniprésente dans La Danse du paon,
est à la fois un pont et un obstacle: "L’être
humain doit garder à l’esprit que le moment
qu’il est en train de vivre, il le revivra une
seconde fois quand celui-ci lui reviendra plus
tard en mémoire, aussi doit-il en agrémenter
l’amertume et la tristesse au moyen d’un peu de
tendresse et de charme, exactement comme on
rajoute du sucre à un café." Pour les
personnages de Hanan El-Cheikh, explorer le passé
est une entreprise périlleuse, un chemin tortueux
semé d’embûches, où il faut non seulement
affronter les traumatismes enfouis, mais aussi la
réalité crue des pertes et des absences qui
hantent le présent. Yasmine et Rica, unis par le
sang mais séparés par les circonstances, tentent
chacun à leur manière de retrouver une continuité
émotionnelle avec ce qui a été. Leurs approches
divergent radicalement : Yasmine manifeste une
volonté tenace de reconstruction, de résilience
face à l’adversité, tandis que Rica semble
prisonnier d’une mémoire fragmentée, disloquée, où
chaque éclat de souvenir le renvoie à la détresse.
Avec une grande finesse
psychologique, l’auteure explore la
difficile conciliation entre mémoire individuelle
et mémoire collective. [...]
Dans ce contexte, la carte postale envoyée par
Rica, parvenue miraculeusement à Yasmine après
tant d’années, acquiert une dimension symbolique
forte. Elle représente une tentative timide,
presque désespérée, de reconnecter deux passés qui
s’étaient éloignés, un fil fragile reliant deux
continents, deux vies désormais radicalement
différentes. La carte postale, comme les reliques
accumulées dans sa chambre, sont les fragiles
remparts d’une mémoire blessée contre l’océan de
l’oubli, chaque objet insignifiant vibrant du
poids immense d’une vie passée que Rica tente
désespérément de préserver du naufrage: "La
maison de mon enfance vit dans mes souvenirs
bien qu’elle ait été démolie, et j’ai gardé en
moi les mosaïques qui couvraient le sol de ma
chambre à coucher. Même les voisins d’alors
reviennent vivre avec moi dès que je pense à
eux, y compris ceux que la mort a rattrapés."
Au lieu de chercher à apporter une conclusion
définitive, Hanan El-Cheikh laisse son lecteur
avec des questions ouvertes, des moments
suspendus. Cette
indétermination fait la force du roman:
elle nous rappelle que la quête identitaire n’est
jamais achevée, que la danse continue, encore et
toujours, même lorsque les plumes du paon se
replient...
Critique de
Jean-Jacques Bedu sur le site MareNostrum, 23 novembre 2024
|