La danse du paon
Roman de Hanan El-Cheikh

traduit de l'arabe (Liban) par Khaled Osman



Hanan el-Cheikh, l’écriture pour échapper enfin à la peur

Dans son dernier roman, La Danse du paon, qui vient de paraître chez Actes Sud, Hanan el-Cheikh raconte les trajectoires contrariées de trois personnages confrontés aux difficultés de l’exil. Yasmine a quitté Beyrouth pour s’installer dans le sud de la France avec son fils Naji. Elle travaille comme cuisinière dans un restaurant, gagne correctement sa vie, et poursuit une liaison intermittente avec Rami, un homme marié qui vit toujours à Beyrouth mais vient la retrouver pour de courtes escapades sous le soleil de la Côte d’Azur. Mais Yasmine vit difficilement sa relation avec son fils qui est tombé dans une addiction sévère à la drogue et elle tente par tous les moyens, y compris par la ruse et le mensonge, de l’arracher à la dépendance. Naji, lui, se rêve rappeur et compose des chansons plus ou moins réussies, souvent loufoques, qu’il partage avec Maggie, la jeune femme dont il est amoureux.

Tous deux passent pas mal de temps dans les bras l’un de l’autre, et leurs ébats se déroulent dans le petit appartement de Yasmine où Naji qui ne gagne pas un rond, continue à vivre aux crochets de sa mère et même à voler de l’argent dans son sac. Le troisième personnage est Rica, le neveu de Yasmine, autrefois compagnon de jeu de Naji. Il a été balloté entre le Liban de son père et le Sénégal de sa mère, mais il a fini par fuir ces deux pays pour gagner l’Allemagne où Yasmine retrouve enfin sa trace dans un centre où s’entassent des réfugiés comme lui ; elle lui propose de l’accueillir chez elle en France et il finit par les rejoindre. Les heurts et malheurs de cet improbable trio composent la trame de ce roman qui échappe néanmoins à tout misérabilisme grâce à la plume pleine de fantaisie et d’humour de Hanan el-Cheikh. L’écrivaine excelle dans cet exercice et ne renonce jamais à sa grande liberté de ton, que ce soit pour aborder la sexualité, pour raconter les travers de ses personnages, ou pour traiter du racisme auquel sont confrontés les exilés, en particulier lorsqu’ils sont noirs de peau. L’autre thématique qui traverse le roman est celle des liens au sein de la cellule familiale. Quelles que soient l’affection et l’obligation d’entraide héritées de la culture libanaise traditionnelle, on observera que la famille est aussi le lieu des trahisons, des ruptures et des grandes douleurs. Un roman doux-amer qui célèbre néanmoins la possibilité d’une réinvention de soi, quels que soient les obstacles et les désillusions.

Vous revenez au roman après une longue absence. Pourquoi cela et qu’est-ce qui a occupé ces années-là ?
J’ai vécu une belle aventure en compagnie des Mille et Une Nuits. J’avais huit ou dix ans quand j’ai écouté pour la première fois une adaptation radiophonique de ce trésor littéraire qui m’avait littéralement subjuguée. Par la suite, je n’ai eu de cesse que d’essayer de retrouver ce recueil dont la lecture était interdite en raison de son contenu explicitement sexuel. Alors, quand le metteur en scène Tim Supple qui avait adapté pour le théâtre Les Enfants de minuit de Salman Rushdie, m’a sollicitée en 2009 pour que je travaille avec lui sur les Mille et Une Nuits, je n’ai pas hésité. Je me suis aperçue que je n’en connaissais finalement que quelques récits, et que revenir aux sources me révélait un ensemble infiniment plus riche et très différent de ce que j’avais en mémoire. J’ai passé deux ans à lire différentes versions du recueil, la plupart en arabe et une en anglais, et c’était fascinant. Puis j’ai fait un essai d’écriture théâtrale d’une trentaine de pages que j’ai soumis à Tim Supple qui m’a dit non, n’écris pas une pièce de théâtre, écris un roman ou des nouvelles comme s’il s’agissait pour toi d’écrire pour ton lectorat habituel. J’ai donc sélectionné certains récits, que je discutais avec lui, puis il m’a donné carte blanche.

Avez-vous donc retrouvé le champ de votre écriture romanesque habituelle ?
Oui et non, parce que j’écrivais à partir de ce que j’avais lu, mais en effet j’ai fait le choix d’une part d’écrire des nouvelles, et d’autre part, de créer des liens entre ces différentes nouvelles pour qu’elles forment un ensemble. Et évidemment j’écrivais en arabe, mais quand j’ai envoyé les 40 premières pages à Tim, il m’a dit tu dois traduire tout ça en anglais pour que je puisse te lire ! Et là, ça a été encore une expérience nouvelle puisque j’ai écrit en anglais pour la première fois, en me traduisant moi-même. Le résultat en a été un recueil qui a été publié et qui est ma version des Mille et Une Nuits, et une pièce de théâtre d’une durée de sept heures qui a été présentée au festival d’Édinbourg et qui a reçu un excellent accueil et de nombreux prix. Malheureusement, elle n’a plus été jouée par la suite en raison des coûts de production très élevés. Mais cette aventure magnifique m’aura occupée près de cinq ans.

Est-ce qu’elle a eu une influence sur votre manière d’écrire ?
Oui, je le crois, parce que j’ai été très inspirée par ces récits. J’ai découvert de nouveaux champs d’écriture, j’ai fait l’expérience de ce que c’était que d’écrire à partir du folklore, et de la différence entre folklore et fiction. Cela m’a aussi rendue plus patiente avec mon écriture. J’ai appris à prendre mon temps, à écrire, puis à laisser reposer un texte avant d’y revenir pour le modifier. J’ai compris qu’il fallait parfois vivre longtemps avec un texte avant d’en trouver la forme définitive.

Vous êtes une des rares romancières arabes à avoir trouvé une si large audience en Occident. Vous avez été très largement traduite. Avez-vous une explication à cela ?
Oui, j’ai été traduite dans 28 langues différentes. Je crois que beaucoup tient au retentissement qu’a eu Histoire de Zahra. J’avais écrit deux livres avant celui-là, mais celui-ci a vraiment changé les choses pour moi. L’expérience de la guerre civile m’a plongée dans la peur, dans la terreur même, mais m’a aussi renvoyée à la peur et à la terreur que j’avais vécues durant mon enfance, parce que j’avais déjà traversé la guerre civile de 1958 à un très jeune âge, mais surtout en raison de la liaison de ma mère avec son amant. Elle m’emmenait avec elle quand elle voulait aller le retrouver et c’était très effrayant pour moi. Elle me disait par exemple, je t’emmène chez le médecin, tu as besoin d’une piqure de ceci ou cela parce que tu es trop maigre. Et je devais me cacher et ne pas faire de bruit quand nous étions dans la maison de son amant. Puis de retour chez nous, il fallait que je mente, que je confirme les récits qu’elle faisait à mon père, il ne fallait surtout pas que je la contredise ou que je me trompe et tout cela était terrifiant. Et puis, elle me manipulait, je ne savais plus distinguer le vrai du faux, et par moments, je n’arrivais plus à savoir si j’avais vraiment vécu une chose ou si je l’avais seulement imaginée.
Histoire de Zahra a produit un choc dans le monde arabe. Leila Baalbaki ou Ghada al-Samman avaient déjà provoqué des retentissements, mais l’onde de choc de Zahra a été encore plus importante. Deux éléments concentraient la plupart des commentaires : le personnage du franc-tireur et la façon crue de parler de sexualité.

Comment s’est passée l’écriture de ce livre et comment avez-vous trouvé cette audace, cette liberté de ton ?
J’étais seule à Londres, sans famille autour de moi, donc sans crainte ni pression. Je me suis sentie libérée d’un poids et je me suis autorisée à tout écrire, je me suis donné toutes les libertés. Mais je reviens sur la peur, c’est la peur qui est à l’origine de tout mon travail. Je n’avais pas le souci du style, je ne cherchais pas à faire joli, je crois que mon écriture était le cri que j’avais été empêchée de pousser lorsque j’étais enfant.
Le retentissement de ce livre m’a fait un nom. Les traductions se sont multipliées, chacun s’extasiait qu’une femme arabe puisse écrire comme ça, c’était très inhabituel. J’avais trente ans, et cela m’a donné des ailes et m’a ancrée dans cette liberté totale qui m’appartient. Quand j’écris, je ne me soucie de rien ni de personne.

Finalement, diriez-vous que ce qui a fait de vous une écrivaine, c’est la façon dont votre mère vous a traitée, c’est son abandon ? Nancy Huston par exemple a, elle aussi, vécu cet abandon par sa mère alors qu’elle était enfant.
Non, ce n’est pas le fait qu’elle nous ait abandonnées ma sœur et moi qui a pesé, c’est la façon dont elle m’a utilisée, c’est le fait qu’elle m’a fait vivre dans une peur de chaque instant. Quand j’ai lu Le Bruit et la Fureur de Faulkner, j’ai été bouleversée, j’ai pensé que j’aurais pu l’écrire moi-même, ce texte me parlait de moi. Car c’est aussi un roman traversé et nourri par la peur. Et il m’a fait prendre conscience de ce que j’avais moi-même vécu. Je crois que j’ai commencé à écrire pour dire qui j’étais, pour dire ma perception de ce que je vivais. C’est l’écriture qui m’a permis d’échapper enfin à la peur.

Quel regard portez-vous sur la littérature arabe contemporaine ? Y a-t-il des écrivains arabes dont vous vous sentez proche ?
Non, pas vraiment, parce que les écrivains arabes d’aujourd’hui ont tous la même préoccupation, celle de faire partie de l’avant-garde. Ils ont le souci de la forme et de la langue, ce n’est pas l’histoire qui compte pour eux, c’est leur philosophie de la vie, ce sont des idées à défendre. Ils composent leur texte en fonction d’objectifs linguistiques ou intellectuels. La dimension politique est également omniprésente. Moi, je suis une conteuse, je veux raconter des histoires. J’ai des histoires plein la tête et ce qui me fait écrire, c’est l’envie de les raconter le mieux possible.

Dans une interview récente, vous avez dit ne vous être jamais sentie en exil. Pourtant, nombre de vos personnages sont des exilés et cette expérience les définit intimement. Et dans votre dernier roman, l’exil est à nouveau au cœur du récit.
Oui, c’est vrai, je ne me sens pas en exil parce que partout où je suis, je trouve la vie passionnante. Par ailleurs, depuis toute petite, j’ai été confrontée à des mondes très différents, j’ai dû m’adapter à une variété de situations ; j’ai vécu à Chiyah, j’ai été pensionnaire à Saida, j’ai passé quatre ans au Caire… J’ai découvert que le monde est un, les paysages et les circonstances changent, mais le monde est un et on reste soi avec soi.
L’exil est en effet dans tous mes livres et déjà Zahra partait en Afrique vivre un temps chez son oncle. Durant de nombreuses années, nous passions l’été dans le sud de la France avec mon mari et j’observais beaucoup les Arabes qui y sont installés. Leurs vies sont des échecs et sont parfois pires que celles qu’ils vivaient dans leur pays. Ils habitent des quasi-ghettos. J’ai observé ça dans ma propre famille où les enfants de mes proches, installés aux États-Unis, vont très mal. L’exil les a détruits, déstructurés, ils allaient beaucoup mieux avant. Donc l’exil n’est pas une solution. Tout cela nourrit mes romans et en effet, les trois personnages du dernier livre en sont largement inspirés. Quand des personnages s’imposent à moi, j’essaie de regarder le monde avec leurs yeux, je traverse les expériences dans lesquelles ils sont plongés au plus près d’eux.

Rica et Naji sont en effet des personnages très déstructurés. Ils enchaînent les déconvenues. Est-ce un roman pessimiste ?
Il est vrai que l’exil déshumanise. Mais à la fin du roman, je laisse entrevoir qu’il y a de l’espoir. D’où l’image du paon. Le paon mue, il perd ses belles plumes mais la période de la mue lui permet de se reposer et de reconstituer ses réserves. Puis de nouvelles plumes recommencent à pousser, mais le processus est assez long. Cette mue, ce changement de peau, c’est une belle métaphore. Et ça laisse entrevoir que les personnages vont aller vers du meilleur.


Entretien paru dans l'Orient-Le-Jour, propos recueillis par Georgia Makhlouf, 4 décembre 2024


La Danse du paon de Hanan El-Cheikh: exil et résilience

Ce roman qui a tardé à venir vient s’ajouter à l’oeuvre de Hanan El-Cheikh, une autrice qui a su, au fil des décennies, imposer une voix littéraire singulière, marquée par la critique sociale, la quête de liberté des femmes et la transgression des tabous.

Après une longue absence, Hanan El-Cheikh, l’une des voix les plus singulières de la littérature arabe contemporaine, revient avec La Danse du paon, un roman puissant et émouvant qui traite des thèmes de l’exil, du racisme et de la quête d’identité. Ce nouvel opus met en scène Yasmine et son fils Naji, qui, après avoir quitté Beyrouth pour s’installer dans le sud de la France, se lancent à la recherche de Rica, son neveu et ancien compagnon de jeux de Naji. Le jeune homme, tiraillé entre ses racines libanaises de par son père et sénégalaises de par sa mère, est aujourd’hui réfugié en Allemagne, dans un centre d’accueil marqué par les tensions de la crise migratoire.

À travers les trajectoires de Yasmine, Naji et Rica, Hanan El-Cheikh livre un récit poignant de l’exil et des déchirures qu’il provoque, tant sur le plan personnel que familial. La romancière nous plonge dans les méandres des souvenirs et des pertes, naviguant entre les souvenirs du Liban natal et la réalité d’une Europe en proie aux bouleversements politiques et sociaux. Ces personnages désabusés et pourtant profondément humains cherchent à reconstruire leurs vies et à retisser des liens familiaux fragilisés par la distance et les non-dits.

Le voyage à travers l’Allemagne, entrepris par Yasmine et Naji, n’est pas seulement une quête pour retrouver Rica, mais une exploration de la manière dont chacun tente de survivre à son propre déracinement. Entre Beyrouth, Dakar et l’Europe, El-Cheikh évoque avec finesse l’éparpillement des identités, l’impact du racisme et les fractures profondes qui naissent dans les relations familiales face à la douleur de l’exil.

Ce roman qui a tardé à venir vient s’ajouter à l’œuvre de Hanan El-Cheikh, une autrice qui a su, au fil des décennies, imposer une voix littéraire singulière, marquée par la critique sociale, la quête de liberté des femmes et la transgression des tabous. Avec La Danse du paon, elle réaffirme son talent pour aborder des questions sociétales complexes à travers des personnages d’une humanité brûlante.

Ce roman, écrit dans un style à la fois poétique et précis, sonde avec une rare acuité les expériences de l’exil et du racisme. Rica, métis naviguant entre ses héritages libanais et sénégalais, incarne ces contradictions. Dans son parcours, El-Cheikh explore la manière dont la quête de racines et de sens devient une lutte existentielle. Et à travers ses romans emblématiques, tels que Histoire de Zahra et Femmes de sable et de myrrhe, El-Cheikh a su aborder les dilemmes moraux et les dynamiques homme-femme dans un monde arabe en mutation. La Danse du paon s’inscrit dans cette lignée, en dressant un tableau à la fois intime et universel de l’exil et des espoirs brisés.

Ce retour littéraire de Hanan El-Cheikh confirme son rôle incontournable dans la littérature mondiale, offrant une réflexion précieuse sur la complexité des liens familiaux et le prix de l’exil. La Danse du paon est une œuvre vibrante, à la fois intime et universelle, qui résonne longtemps après avoir été refermée.

Critique d'Asma Drissi dans La Presse de Tunisie, 16 octobre 2024



La danse du paon: récit puissant sur l'identité fragmentée

Hanan El-Cheikh, plume incontournable de la littérature arabe contemporaine, explore avec audace les réalités complexes des vies arabes, notamment celles des femmes, confrontées à un monde en perpétuelle mutation. La Danse du paon met en scène les retrouvailles douloureuses de Yasmine, une Libanaise installée en France, et de son neveu Rica, réfugié en Allemagne après une errance africaine et une fuite du Liban, pour explorer les thèmes de la migration, de la quête identitaire et de la fragilité des liens familiaux. À travers les destins croisés de Rica, Yasmine et Naji, le roman dépeint avec une émotion vibrante la lutte de chaque personnage pour s’épanouir dans un environnement où il se sent étranger, tiraillé entre ses racines et son exil, hanté par un passé omniprésent.



Fragments d'identité: la quête de soi entre déracinement et souvenirs
Le périple de Rica, dépeint par la plume de Hanan El-Cheikh, transcende la simple narration biographique pour devenir l’allégorie vibrante d’un exil multiforme, aussi géographique qu’intérieur. Du Liban à l’Afrique, puis vers les terres germaniques, son itinéraire dessine la trajectoire tortueuse d’une âme en quête d’apaisement, fuyant le poids d’un passé dont les spectres le hantent sans relâche. Dans cette errance perpétuelle, il s’égare, se morcelle, tentant vainement de se reconstruire, de recoller les fragments d’une identité dispersée par les vents contraires du destin. L’écriture d’Hanan El-Cheikh, toute en nuances et en silences éloquents, se fait l’écho de cette profonde déchirure, de cette impossible réconciliation avec soi-même dans un monde qui semble conspirer à la fragmentation.

Rica, tel un funambule sur le fil ténu de l’existence, oscille entre deux mondes, deux temporalités qui se superposent et s’entrechoquent. D’un côté, l’Afrique, berceau originel et mirage inaccessible, résonne comme le paradis perdu de l’enfance, un havre de paix révolu, peuplé des figures tutélaires de ses parents, et imprégné d’une insouciance à jamais envolée. De l’autre, l’Europe, terre d’accueil illusoire, se révèle un espace d’attente hostile, un purgatoire où l’étranger erre, confronté à la froideur d’un monde qui lui refuse l’appartenance. Même lorsqu’il regagne le continent africain, ce retour aux sources tant espéré se métamorphose en désillusion amère. L’Afrique, loin d’être le refuge rêvé, devient le symbole même de l’inatteignable, de l’irrémédiable perte.

L’Allemagne, avec ses murs gris et impersonnels, ses centres d’accueil pour réfugiés, incarne la dure réalité de l’exil. Ces lieux de transit, où s’entassent les espoirs déchus et les destins brisés, se transforment en prisons symboliques, miroirs d’une quête identitaire inaboutie. Rica, prisonnier de cette errance sans fin, se heurte sans cesse aux frontières, tant physiques que métaphoriques, que les sociétés dressent entre « eux » et « nous », entre l’autochtone et l’étranger. Son exil, loin d’être une simple migration géographique, devient une métaphore puissante de la condition humaine, de cette éternelle quête de sens dans un monde fragmenté et indifférent. La solitude de Rica, son incapacité à s’ancrer, à trouver sa place, résonne comme un cri silencieux, un témoignage poignant de la souffrance infligée par le déracinement et l’exclusion. L’œuvre d’Hanan El-Cheikh, à travers le destin tragique de Rica, nous invite à une réflexion profonde sur la complexité de l’identité et sur les défis que pose l’exil dans un monde de plus en plus globalisé, mais paradoxalement de plus en plus cloisonné.

Comment appartenir à une nouvelle patrie quand le sol d’origine est à jamais perdu et que le sol d’accueil se refuse à vous ? Une problématique si contemporaine ! Cette quête identitaire est d’autant plus complexe que Rica doit composer avec des souvenirs fragmentés, des attachements multiples, et des ruptures qui l’ont profondément marqué. Son errance en Allemagne est teintée d’une désillusion où les murs gris des centres d’accueil de réfugiés deviennent les symboles de cette quête de soi inaboutie.


Les retrouvailles familiales comme métaphore de la fracture sociale
Les retrouvailles entre Yasmine et Rica, son neveu et ancien compagnon de jeu de son fils Naji qui se réfugie dans la drogue et le rap, dépassent la simple réunion familiale pour se charger d’une symbolique puissante, révélant les fractures profondes, individuelles et collectives, qui lacèrent les âmes marquées par l’exil. La toxicomanie chez les jeunes, abordée à travers Naji, est présentée de façon crue et poignante. Le roman ne cède jamais à la tentation de juger, mais s’attache plutôt à explorer les causes profondes de ce mal-être: la sensation de ne pas être à sa place, de ne pas trouver sa voie, de vivre dans un monde où chaque pas semble précaire, où chaque réponse apporte de nouvelles interrogations. Il y a dans le langage une lenteur, une sorte de mélancolie diffuse qui vient capturer la désolation de l’exil et la beauté des moments d’accalmie. [...] Hanan El-Cheikh déploie ici son talent pour dépeindre les interactions humaines avec une vérité bouleversante. Elle exploite la gestuelle, les expressions fugaces, les regards évités pour construire une narration où chaque silence est aussi écrasant que les mots prononcés. "Rica cachait combien il était déçu de l’attitude de sa tante, qui, malgré le passage des ans, n’avait jamais varié dans sa façon de le percevoir: à ses yeux, il n’était qu’un type noir de peau et rien de plus, et elle le traitait de ‘grand diable’". Les fractures familiales font écho aux fractures plus larges de la société libanaise et du monde arabe, marquées par l’exil, la division et les conflits politiques. "Leur âme est triste comme la cendre sachant que les Blancs et puis les Noirs et puis les Jaunes et puis les Rouges qui sont venus vivre ici ont laissé leur cœur là-bas, dans leur pays, là où ils ont respiré l’oxygène des utérus de leurs mères." [...]

Mémoire et perte: La fragilité du souvenir face à l'exil
La mémoire, omniprésente dans La Danse du paon, est à la fois un pont et un obstacle: "L’être humain doit garder à l’esprit que le moment qu’il est en train de vivre, il le revivra une seconde fois quand celui-ci lui reviendra plus tard en mémoire, aussi doit-il en agrémenter l’amertume et la tristesse au moyen d’un peu de tendresse et de charme, exactement comme on rajoute du sucre à un café." Pour les personnages de Hanan El-Cheikh, explorer le passé est une entreprise périlleuse, un chemin tortueux semé d’embûches, où il faut non seulement affronter les traumatismes enfouis, mais aussi la réalité crue des pertes et des absences qui hantent le présent. Yasmine et Rica, unis par le sang mais séparés par les circonstances, tentent chacun à leur manière de retrouver une continuité émotionnelle avec ce qui a été. Leurs approches divergent radicalement : Yasmine manifeste une volonté tenace de reconstruction, de résilience face à l’adversité, tandis que Rica semble prisonnier d’une mémoire fragmentée, disloquée, où chaque éclat de souvenir le renvoie à la détresse. Avec une grande finesse psychologique, l’auteure explore la difficile conciliation entre mémoire individuelle et mémoire collective. [...]
Dans ce contexte, la carte postale envoyée par Rica, parvenue miraculeusement à Yasmine après tant d’années, acquiert une dimension symbolique forte. Elle représente une tentative timide, presque désespérée, de reconnecter deux passés qui s’étaient éloignés, un fil fragile reliant deux continents, deux vies désormais radicalement différentes. La carte postale, comme les reliques accumulées dans sa chambre, sont les fragiles remparts d’une mémoire blessée contre l’océan de l’oubli, chaque objet insignifiant vibrant du poids immense d’une vie passée que Rica tente désespérément de préserver du naufrage: "La maison de mon enfance vit dans mes souvenirs bien qu’elle ait été démolie, et j’ai gardé en moi les mosaïques qui couvraient le sol de ma chambre à coucher. Même les voisins d’alors reviennent vivre avec moi dès que je pense à eux, y compris ceux que la mort a rattrapés."

Au lieu de chercher à apporter une conclusion définitive, Hanan El-Cheikh laisse son lecteur avec des questions ouvertes, des moments suspendus. Cette indétermination fait la force du roman: elle nous rappelle que la quête identitaire n’est jamais achevée, que la danse continue, encore et toujours, même lorsque les plumes du paon se replient...

Critique de
Jean-Jacques Bedu sur le site MareNostrum, 23 novembre 2024