La danse du paon
Roman de Hanan El-Cheikh
traduit de l'arabe (Liban) par Khaled Osman
|
La danse du paon,
ou la pantomime libanaise
L’écrivaine
libanaise Hanan El-Cheikh déploie dans son
dernier roman traduit de l’arabe une saga
douce-amère où l’exil devient une chorégraphie
heurtée, faite de chagrins, de secrets et de
désirs inassouvis. De Beyrouth aux banlieues
françaises, de Dakar aux camps de migrants
allemands, elle saisit la fragilité des
identités métissées et la force obstinée d’aimer
malgré tout.
La Danse du paon, publié
chez Sindbad/Actes Sud en octobre 2024
(traduction de l’arabe: Khaled Osman), suit le
parcours de trois personnages confrontés aux
épreuves de l’exil. Yasmine, mère courage exilée
en France, tente de sortir son fils Naji de la
spirale de la drogue, tandis que son neveu métis
Rica, réfugié en Allemagne après une enfance en
Afrique et au Liban, vient bouleverser leur
équilibre familial. À travers ces destins
croisés, Hanan El-Cheikh explore avec subtilité
les conflits intimes et culturels qui traversent
la famille arabe en diaspora.
Tous trois représentent
des personnages désabusés et fantasques, qui
vivent de désillusions, mais demeurent
jusqu’au bout animés d’une passion sans borne
pour la vie. Yasmine s’arrange pour "enchanter
[ses] jours" après avoir quitté Beyrouth
pour une cité-dortoir française. Elle incarne la
diaspora libanaise, une femme qui a vécu la
guerre, l’abandon, la trahison. Son mari l’a
quittée pour une autre, elle décide de
reconstruire sa vie — mais l’absence ne la
quitte pas.
Elle apprend que son neveu Rica, fils d’un frère
qui a épousé une femme sénégalaise, se trouve
dans un centre de migrants en Allemagne. Elle
part alors, avec Naji à ses côtés, pour aller le
"sauver" — ou plus précisément, le faire venir
en France, dans leur vie. La découverte du
centre d’accueil glauque, où règne l’odeur
fétide d’une humanité déclassée, symbolise la
migration [...]
Dakar, Beyrouth, Allemagne, France: le roman
voyage dans les géographies du déracinement.
Rica, typiquement, paye le prix du racisme, du
rejet, de l’exil intérieur. Il représente
l’identité métisse et la jeunesse en exil:
confronté au racisme de son entourage, il porte
en lui le poids de souvenirs dispersés. Il
affronte le jugement des autres. Même sa tante
Yasmine ne peut s’empêcher de voir sa
«différence»: "Rica cachait combien il était
déçu de l’attitude de sa tante, qui,
malgré le passage des ans, n’avait jamais
varié dans sa façon de le percevoir: à ses
yeux, il n’était qu’un type noir de peau et
rien de plus, et elle le traitait de 'grand
diable'".
Naji, lui, est un jeune homme qui se cherche
sans se trouver, écartelé entre l’héritage,
l’errance et la musique — le rap. Il garde en
mémoire l’Afrique de sa mère et le Liban de son
père. Son identité «ballotée» crée un mélange
culturel complexe qui donne au roman son titre
métaphorique de danse du paon
Famille, trahisons et résilience
La famille est conçue à la fois comme refuge et
champ de tensions. L’arrivée de Rica réveille
les obligations de solidarité. El-Cheikh montre cependant que
la famille peut aussi être le lieu des
trahisons et des grandes douleurs.
Ainsi, Naji, qui vit aux crochets de sa mère,
n’hésite pas à lui dérober de l’argent ou à nier
ses dettes, creusant un fossé moral entre eux.
Yasmine, de son côté, ment parfois par panique –
sur la santé de Naji ou sur le passé de Rica –
pour préserver ce fragile équilibre familial.
[...]
Pourtant, La danse du
paon ne sombre pas dans le pessimisme.
Malgré les crises, les trois personnages en
apparence tentent de donner un sens à leur
existence, à travers la création artistique,
l’entraide et la beauté du monde. Le chant de
Naji, même maladroit, anime la famille; Yasmine
trouve parfois la force de rêver, portée par la
chaleur du sud de la France qu’elle chérit.
Rica, quant à lui, apporte son énergie et sa
mémoire multiculturelle. Ensemble, par la
musique, la conquête de l’art et un amour qui
persiste malgré les doutes, ils se réinventent
inlassablement. Ce roman, doux-amer, laisse
entendre qu’il est possible de renaître de ses
fractures personnelles – même quand "l’hydre
du racisme" rôde autour d’eux.
Trouveront-ils jamais un port d’attache? Pas si
sûr, car "leur âme est triste comme la cendre
sachant que les Blancs et puis les Noirs et
puis les Jaunes et puis les Rouges qui sont
venus vivre ici ont laissé leur cœur là-bas,
dans leur pays, là où ils ont respiré
l’oxygène des utérus de leurs mères".
La sexualité, thème audacieux dans le roman, est
traitée sans tabou: les scènes érotiques ou les
situations coquines (la liaison de Yasmine avec
un homme marié, les ébats de Naji et Maggie)
sont décrites librement. L’auteure effleure
également plusieurs thèmes sensibles comme
l’avortement à travers la compagne de Naji et la
stigmatisation de l’homosexualité lors d’une
confidence inattendue. La sexualité des
personnages n’est jamais censurée, mais montrée
sans jugement.
Le témoignage d’une génération brisée
Au-delà de l’intrigue familiale, la pantomime du
paon fonctionne comme un portrait générationnel.
Les personnages de Yasmine, Naji et Rica
incarnent la dérive de ceux qui ont été projetés
hors de leurs racines. Hanan
El-Cheikh ne tranche pas entre nostalgie du
pays natal et adaptation au monde nouveau:
elle en montre le contraste douloureux et,
parfois, farfelu. Rica tente
désespérément de se préserver du naufrage: "La
maison de mon enfance vit dans mes souvenirs
bien qu’elle ait été démolie, et j’ai gardé en
moi les mosaïques qui couvraient le sol de ma
chambre à coucher. Même les voisins d’alors
reviennent vivre avec moi dès que je pense à
eux, y compris ceux que la mort a rattrapés."
[...]
C’est cette aspiration à
la reconstruction affective et identitaire qui
donne au récit son souffle. Hanan El-Cheikh
laisse son lecteur avec des questions
ouvertes, des moments suspendus. Cette
indétermination fait la force du roman
: elle nous rappelle que la quête identitaire
n’est jamais achevée, que la danse continue,
encore et toujours, même lorsque les plumes du
paon se replient... Hanan El-Cheikh ne donne pas
à son lecteur un point final net, un mot de la
fin rassurant : au contraire, elle le laisse
suspendu à ce qui reste inachevé.
[...]
En
filigrane, se pose aussi la question du rôle de
la femme arabe en exil: Yasmine
doit conjuguer esprit libéral et devoir de
mère, dans un environnement français parfois
froid. Elle reste cependant ancrée dans des
valeurs de solidarité familiale issues du
Liban traditionnel. Celui-ci refuse de
s’effacer de sa mémoire. Dans la fresque
familiale, la figure paternelle est absente, de
sorte que la maison est tenue par la seule
femme. Cependant, l’absence de l’homme
patriarcal n’élimine pas le poids des
traditions.
Critique de Karim Serraj dans le média digital
marocain 360,
septembre 2025.
|
Hanan
el-Cheikh, l’écriture pour échapper enfin à la
peur
Dans son dernier roman, La Danse
du paon, qui vient de paraître chez Actes Sud,
Hanan el-Cheikh raconte les trajectoires
contrariées de trois personnages confrontés
aux difficultés de l’exil. Yasmine a quitté
Beyrouth pour s’installer dans le sud de la
France avec son fils Naji. Elle travaille
comme cuisinière dans un restaurant, gagne
correctement sa vie, et poursuit une liaison
intermittente avec Rami, un homme marié qui
vit toujours à Beyrouth mais vient la
retrouver pour de courtes escapades sous le
soleil de la Côte d’Azur. Mais Yasmine vit
difficilement sa relation avec son fils qui
est tombé dans une addiction sévère à la
drogue et elle tente par tous les moyens, y
compris par la ruse et le mensonge, de
l’arracher à la dépendance. Naji, lui, se rêve
rappeur et compose des chansons plus ou moins
réussies, souvent loufoques, qu’il partage
avec Maggie, la jeune femme dont il est
amoureux.
Tous deux passent pas mal de temps dans les
bras l’un de l’autre, et leurs ébats se
déroulent dans le petit appartement de Yasmine
où Naji qui ne gagne pas un rond, continue à
vivre aux crochets de sa mère et même à voler
de l’argent dans son sac. Le troisième
personnage est Rica, le neveu de Yasmine,
autrefois compagnon de jeu de Naji. Il a été
balloté entre le Liban de son père et le
Sénégal de sa mère, mais il a fini par fuir
ces deux pays pour gagner l’Allemagne où
Yasmine retrouve enfin sa trace dans un centre
où s’entassent des réfugiés comme lui ; elle
lui propose de l’accueillir chez elle en
France et il finit par les rejoindre. Les
heurts et malheurs de cet improbable trio
composent la trame de ce roman qui échappe
néanmoins à tout misérabilisme grâce à la
plume pleine de fantaisie et d’humour de Hanan
el-Cheikh. L’écrivaine excelle dans cet
exercice et ne renonce jamais à sa grande
liberté de ton, que ce soit pour aborder la
sexualité, pour raconter les travers de ses
personnages, ou pour traiter du racisme auquel
sont confrontés les exilés, en particulier
lorsqu’ils sont noirs de peau. L’autre
thématique qui traverse le roman est celle des
liens au sein de la cellule familiale. Quelles
que soient l’affection et l’obligation
d’entraide héritées de la culture libanaise
traditionnelle, on observera que la famille
est aussi le lieu des trahisons, des ruptures
et des grandes douleurs. Un roman doux-amer
qui célèbre néanmoins la possibilité d’une
réinvention de soi, quels que soient les
obstacles et les désillusions.
Vous
revenez au roman après une longue absence. Pourquoi
cela et qu’est-ce qui a occupé ces années-là ?
J’ai vécu une belle aventure en compagnie des Mille
et Une Nuits. J’avais huit ou dix ans quand j’ai
écouté pour la première fois une adaptation
radiophonique de ce trésor littéraire qui m’avait
littéralement subjuguée. Par la suite, je n’ai eu de
cesse que d’essayer de retrouver ce recueil dont la
lecture était interdite en raison de son contenu
explicitement sexuel. Alors, quand le metteur en
scène Tim Supple qui avait adapté pour le théâtre
Les Enfants de minuit de Salman Rushdie, m’a
sollicitée en 2009 pour que je travaille avec lui
sur les Mille et Une Nuits, je n’ai pas hésité. Je
me suis aperçue que je n’en connaissais finalement
que quelques récits, et que revenir aux sources me
révélait un ensemble infiniment plus riche et très
différent de ce que j’avais en mémoire. J’ai passé
deux ans à lire différentes versions du recueil, la
plupart en arabe et une en anglais, et c’était
fascinant. Puis j’ai fait un essai d’écriture
théâtrale d’une trentaine de pages que j’ai soumis à
Tim Supple qui m’a dit non, n’écris pas une pièce de
théâtre, écris un roman ou des nouvelles comme s’il
s’agissait pour toi d’écrire pour ton lectorat
habituel. J’ai donc sélectionné certains récits, que
je discutais avec lui, puis il m’a donné carte
blanche.
Avez-vous donc retrouvé le champ de votre écriture
romanesque habituelle ?
Oui et non, parce que j’écrivais à partir de ce que
j’avais lu, mais en effet j’ai fait le choix d’une
part d’écrire des nouvelles, et d’autre part, de
créer des liens entre ces différentes nouvelles pour
qu’elles forment un ensemble. Et évidemment
j’écrivais en arabe, mais quand j’ai envoyé les 40
premières pages à Tim, il m’a dit tu dois traduire
tout ça en anglais pour que je puisse te lire ! Et
là, ça a été encore une expérience nouvelle puisque
j’ai écrit en anglais pour la première fois, en me
traduisant moi-même. Le résultat en a été un recueil
qui a été publié et qui est ma version des Mille et
Une Nuits, et une pièce de théâtre d’une durée de
sept heures qui a été présentée au festival
d’Édinbourg et qui a reçu un excellent accueil et de
nombreux prix. Malheureusement, elle n’a plus été
jouée par la suite en raison des coûts de production
très élevés. Mais cette aventure magnifique m’aura
occupée près de cinq ans.
Est-ce qu’elle a eu une influence sur votre manière
d’écrire ?
Oui, je le crois, parce que j’ai été très inspirée
par ces récits. J’ai découvert de nouveaux champs
d’écriture, j’ai fait l’expérience de ce que c’était
que d’écrire à partir du folklore, et de la
différence entre folklore et fiction. Cela m’a aussi
rendue plus patiente avec mon écriture. J’ai appris
à prendre mon temps, à écrire, puis à laisser
reposer un texte avant d’y revenir pour le modifier.
J’ai compris qu’il fallait parfois vivre longtemps
avec un texte avant d’en trouver la forme
définitive.
Vous êtes une des rares romancières arabes à avoir
trouvé une si large audience en Occident. Vous avez
été très largement traduite. Avez-vous une explication
à cela ?
Oui, j’ai été traduite dans 28 langues différentes.
Je crois que beaucoup tient au retentissement qu’a
eu Histoire de Zahra. J’avais écrit deux livres
avant celui-là, mais celui-ci a vraiment changé les
choses pour moi. L’expérience de la guerre civile
m’a plongée dans la peur, dans la terreur même, mais
m’a aussi renvoyée à la peur et à la terreur que
j’avais vécues durant mon enfance, parce que j’avais
déjà traversé la guerre civile de 1958 à un très
jeune âge, mais surtout en raison de la liaison de
ma mère avec son amant. Elle m’emmenait avec elle
quand elle voulait aller le retrouver et c’était
très effrayant pour moi. Elle me disait par exemple,
je t’emmène chez le médecin, tu as besoin d’une
piqure de ceci ou cela parce que tu es trop maigre.
Et je devais me cacher et ne pas faire de bruit
quand nous étions dans la maison de son amant. Puis
de retour chez nous, il fallait que je mente, que je
confirme les récits qu’elle faisait à mon père, il
ne fallait surtout pas que je la contredise ou que
je me trompe et tout cela était terrifiant. Et puis,
elle me manipulait, je ne savais plus distinguer le
vrai du faux, et par moments, je n’arrivais plus à
savoir si j’avais vraiment vécu une chose ou si je
l’avais seulement imaginée.
Histoire de Zahra a produit un choc
dans le monde arabe. Leila Baalbaki ou Ghada
al-Samman avaient déjà provoqué des retentissements,
mais l’onde de choc de Zahra a
été encore plus importante. Deux éléments
concentraient la plupart des commentaires : le
personnage du franc-tireur et la façon crue de
parler de sexualité.
Comment s’est passée l’écriture de ce livre et comment
avez-vous trouvé cette audace, cette liberté de ton ?
J’étais seule à Londres, sans famille autour de
moi, donc sans crainte ni pression. Je me suis
sentie libérée d’un poids et je me suis autorisée à
tout écrire, je me suis donné toutes les libertés.
Mais je reviens sur la peur, c’est la peur qui est à
l’origine de tout mon travail. Je n’avais pas le
souci du style, je ne cherchais pas à faire joli, je
crois que mon écriture était le cri que j’avais été
empêchée de pousser lorsque j’étais enfant.
Le retentissement de ce livre m’a fait un nom. Les
traductions se sont multipliées, chacun s’extasiait
qu’une femme arabe puisse écrire comme ça, c’était
très inhabituel. J’avais trente ans, et cela m’a
donné des ailes et m’a ancrée dans cette liberté
totale qui m’appartient. Quand j’écris, je ne me
soucie de rien ni de personne.
Finalement, diriez-vous que ce qui a fait de vous une
écrivaine, c’est la façon dont votre mère vous a
traitée, c’est son abandon ? Nancy Huston par exemple
a, elle aussi, vécu cet abandon par sa mère alors
qu’elle était enfant.
Non, ce n’est pas le fait qu’elle nous ait
abandonnées ma sœur et moi qui a pesé, c’est la
façon dont elle m’a utilisée, c’est le fait qu’elle
m’a fait vivre dans une peur de chaque instant.
Quand j’ai lu Le Bruit et la Fureur de Faulkner,
j’ai été bouleversée, j’ai pensé que j’aurais pu
l’écrire moi-même, ce texte me parlait de moi. Car
c’est aussi un roman traversé et nourri par la peur.
Et il m’a fait prendre conscience de ce que j’avais
moi-même vécu. Je crois que j’ai commencé à écrire
pour dire qui j’étais, pour dire ma perception de ce
que je vivais. C’est l’écriture qui m’a permis
d’échapper enfin à la peur.
Quel regard portez-vous sur la littérature arabe
contemporaine ? Y a-t-il des écrivains arabes dont
vous vous sentez proche ?
Non, pas vraiment, parce que les écrivains arabes
d’aujourd’hui ont tous la même préoccupation, celle
de faire partie de l’avant-garde. Ils ont le souci
de la forme et de la langue, ce n’est pas l’histoire
qui compte pour eux, c’est leur philosophie de la
vie, ce sont des idées à défendre. Ils composent
leur texte en fonction d’objectifs linguistiques ou
intellectuels. La dimension politique est également
omniprésente. Moi, je suis une conteuse, je veux
raconter des histoires. J’ai des histoires plein la
tête et ce qui me fait écrire, c’est l’envie de les
raconter le mieux possible.
Dans une interview récente, vous avez dit ne vous être
jamais sentie en exil. Pourtant, nombre de vos
personnages sont des exilés et cette expérience les
définit intimement. Et dans votre dernier roman,
l’exil est à nouveau au cœur du récit.
Oui, c’est vrai, je ne me sens pas en exil parce
que partout où je suis, je trouve la vie
passionnante. Par ailleurs, depuis toute petite,
j’ai été confrontée à des mondes très différents,
j’ai dû m’adapter à une variété de situations ; j’ai
vécu à Chiyah, j’ai été pensionnaire à Saida, j’ai
passé quatre ans au Caire… J’ai découvert que le
monde est un, les paysages et les circonstances
changent, mais le monde est un et on reste soi avec
soi.
L’exil est en effet dans tous mes livres et
déjà Zahra partait en Afrique vivre un temps chez
son oncle. Durant de nombreuses années, nous
passions l’été dans le sud de la France avec mon
mari et j’observais beaucoup les Arabes qui y sont
installés. Leurs vies sont des échecs et sont
parfois pires que celles qu’ils vivaient dans leur
pays. Ils habitent des quasi-ghettos. J’ai observé
ça dans ma propre famille où les enfants de mes
proches, installés aux États-Unis, vont très mal.
L’exil les a détruits, déstructurés, ils allaient
beaucoup mieux avant. Donc l’exil n’est pas une
solution. Tout cela nourrit mes romans et en effet,
les trois personnages du dernier livre en sont
largement inspirés. Quand des personnages s’imposent
à moi, j’essaie de regarder le monde avec leurs
yeux, je traverse les expériences dans lesquelles
ils sont plongés au plus près d’eux.
Rica et Naji sont en effet des personnages très
déstructurés. Ils enchaînent les déconvenues. Est-ce
un roman pessimiste ?
Il est vrai que l’exil déshumanise. Mais à la fin
du roman, je laisse entrevoir qu’il y a de l’espoir.
D’où l’image du paon. Le paon mue, il perd ses
belles plumes mais la période de la mue lui permet
de se reposer et de reconstituer ses réserves. Puis
de nouvelles plumes recommencent à pousser, mais le
processus est assez long. Cette mue, ce changement
de peau, c’est une belle métaphore. Et ça laisse
entrevoir que les personnages vont aller vers du
meilleur.
Entretien paru dans l'Orient-Le-Jour,
propos recueillis par Georgia Makhlouf, 4 décembre 2024
|
La
Danse du paon de Hanan El-Cheikh: exil et
résilience
Ce roman
qui a tardé à venir vient s’ajouter à l’oeuvre
de Hanan El-Cheikh, une autrice qui a su, au fil
des décennies, imposer une voix littéraire
singulière, marquée par la critique sociale, la
quête de liberté des femmes et la transgression
des tabous.
Après une longue
absence, Hanan El-Cheikh, l’une des voix les plus
singulières de la littérature arabe contemporaine,
revient avec La Danse du paon, un roman
puissant et émouvant qui traite des thèmes de
l’exil, du racisme et de la quête d’identité. Ce
nouvel opus met en scène Yasmine et son fils Naji,
qui, après avoir quitté Beyrouth pour s’installer
dans le sud de la France, se lancent à la
recherche de Rica, son neveu et ancien compagnon
de jeux de Naji. Le jeune homme, tiraillé entre
ses racines libanaises de par son père et
sénégalaises de par sa mère, est aujourd’hui
réfugié en Allemagne, dans un centre d’accueil
marqué par les tensions de la crise migratoire.
À travers les
trajectoires de Yasmine, Naji et Rica, Hanan
El-Cheikh livre un récit poignant de l’exil et des
déchirures qu’il provoque, tant sur le plan
personnel que familial. La romancière nous plonge
dans les méandres des souvenirs et des pertes,
naviguant entre les souvenirs du Liban natal et la
réalité d’une Europe en proie aux bouleversements
politiques et sociaux. Ces personnages désabusés
et pourtant profondément humains cherchent à
reconstruire leurs vies et à retisser des liens
familiaux fragilisés par la distance et les
non-dits.
Le voyage à travers
l’Allemagne, entrepris par Yasmine et Naji, n’est
pas seulement une quête pour retrouver Rica, mais
une exploration de la manière dont chacun tente de
survivre à son propre déracinement. Entre
Beyrouth, Dakar et l’Europe, El-Cheikh évoque avec
finesse l’éparpillement des identités, l’impact du
racisme et les fractures profondes qui naissent
dans les relations familiales face à la douleur de
l’exil.
Ce roman qui a tardé à
venir vient s’ajouter à l’œuvre de Hanan
El-Cheikh, une autrice qui a su, au fil des
décennies, imposer une voix littéraire singulière,
marquée par la critique sociale, la quête de
liberté des femmes et la transgression des tabous.
Avec La Danse du paon, elle réaffirme son talent pour
aborder des questions sociétales complexes
à travers des personnages d’une humanité brûlante.
Ce
roman, écrit dans un style à la fois poétique et
précis, sonde avec une rare acuité les
expériences de l’exil et du racisme. Rica, métis
naviguant entre ses héritages libanais et
sénégalais, incarne ces contradictions. Dans son
parcours, El-Cheikh explore la manière dont la
quête de racines et de sens devient une lutte
existentielle. Et à travers ses romans
emblématiques, tels que Histoire de Zahra
et Femmes de sable et de myrrhe, El-Cheikh
a su aborder les dilemmes moraux et les dynamiques
homme-femme dans un monde arabe en mutation. La
Danse du paon s’inscrit dans cette lignée,
en dressant un tableau à la fois intime et
universel de l’exil et des espoirs brisés.
Ce retour littéraire
de Hanan El-Cheikh confirme son rôle
incontournable dans la littérature mondiale,
offrant une réflexion précieuse sur la complexité
des liens familiaux et le prix de l’exil. La Danse du paon est une
œuvre vibrante, à la fois intime et universelle,
qui résonne longtemps après avoir été refermée.
Critique d'Asma Drissi dans
La
Presse de Tunisie, 16
octobre 2024
|
La danse du paon:
récit puissant sur l'identité fragmentée
Hanan El-Cheikh, plume incontournable de la
littérature arabe contemporaine, explore avec
audace les réalités complexes des vies arabes,
notamment celles des femmes, confrontées à un
monde en perpétuelle mutation. La Danse du paon
met en scène les retrouvailles douloureuses de
Yasmine, une Libanaise installée en France, et
de son neveu Rica, réfugié en Allemagne après
une errance africaine et une fuite du Liban,
pour explorer les thèmes de la migration, de la
quête identitaire et de la fragilité des liens
familiaux. À travers les destins croisés de
Rica, Yasmine et Naji, le roman dépeint avec une
émotion vibrante la lutte de chaque personnage
pour s’épanouir dans un environnement où il se
sent étranger, tiraillé entre ses racines et son
exil, hanté par un passé omniprésent.
Fragments d'identité: la quête de soi entre
déracinement et souvenirs
Le périple de Rica, dépeint par la plume de Hanan
El-Cheikh, transcende la simple narration
biographique pour devenir l’allégorie vibrante
d’un exil multiforme, aussi géographique
qu’intérieur. Du Liban à l’Afrique, puis vers les
terres germaniques, son itinéraire dessine la
trajectoire tortueuse d’une âme en quête
d’apaisement, fuyant le poids d’un passé dont les
spectres le hantent sans relâche. Dans cette
errance perpétuelle, il s’égare, se morcelle,
tentant vainement de se reconstruire, de recoller
les fragments d’une identité dispersée par les
vents contraires du destin. L’écriture d’Hanan
El-Cheikh, toute en nuances et en silences
éloquents, se fait l’écho de cette profonde
déchirure, de cette impossible réconciliation avec
soi-même dans un monde qui semble conspirer à la
fragmentation.
Rica, tel un funambule sur le fil ténu de
l’existence, oscille entre deux mondes, deux
temporalités qui se superposent et
s’entrechoquent. D’un côté, l’Afrique, berceau
originel et mirage inaccessible, résonne comme le
paradis perdu de l’enfance, un havre de paix
révolu, peuplé des figures tutélaires de ses
parents, et imprégné d’une insouciance à jamais
envolée. De l’autre, l’Europe, terre d’accueil
illusoire, se révèle un espace d’attente hostile,
un purgatoire où l’étranger erre, confronté à la
froideur d’un monde qui lui refuse l’appartenance.
Même lorsqu’il regagne le continent africain, ce
retour aux sources tant espéré se métamorphose en
désillusion amère. L’Afrique, loin d’être le
refuge rêvé, devient le symbole même de
l’inatteignable, de l’irrémédiable perte.
L’Allemagne, avec ses murs gris et impersonnels,
ses centres d’accueil pour réfugiés, incarne la
dure réalité de l’exil. Ces lieux de transit, où
s’entassent les espoirs déchus et les destins
brisés, se transforment en prisons symboliques,
miroirs d’une quête identitaire inaboutie. Rica,
prisonnier de cette errance sans fin, se heurte
sans cesse aux frontières, tant physiques que
métaphoriques, que les sociétés dressent entre «
eux » et « nous », entre l’autochtone et
l’étranger. Son exil, loin d’être une simple
migration géographique, devient une métaphore
puissante de la condition humaine, de cette
éternelle quête de sens dans un monde fragmenté et
indifférent. La solitude de Rica, son incapacité à
s’ancrer, à trouver sa place, résonne comme un cri
silencieux, un témoignage poignant de la
souffrance infligée par le déracinement et
l’exclusion. L’œuvre d’Hanan El-Cheikh, à travers
le destin tragique de Rica, nous invite à une
réflexion profonde sur la complexité de l’identité
et sur les défis que pose l’exil dans un monde de
plus en plus globalisé, mais paradoxalement de
plus en plus cloisonné.
Comment appartenir à une nouvelle patrie quand le
sol d’origine est à jamais perdu et que le sol
d’accueil se refuse à vous ? Une problématique si
contemporaine ! Cette quête identitaire est
d’autant plus complexe que Rica doit composer avec
des souvenirs fragmentés, des attachements
multiples, et des ruptures qui l’ont profondément
marqué. Son errance en Allemagne est teintée d’une
désillusion où les murs gris des centres d’accueil
de réfugiés deviennent les symboles de cette quête
de soi inaboutie.
Les retrouvailles familiales comme métaphore de la
fracture sociale
Les retrouvailles entre Yasmine et Rica, son neveu
et ancien compagnon de jeu de son fils Naji qui se
réfugie dans la drogue et le rap, dépassent la
simple réunion familiale pour se charger d’une
symbolique puissante, révélant les fractures
profondes, individuelles et collectives, qui
lacèrent les âmes marquées par l’exil. La
toxicomanie chez les jeunes, abordée à travers
Naji, est présentée de façon crue et poignante. Le roman ne cède jamais à la
tentation de juger, mais s’attache plutôt à
explorer les causes profondes de ce mal-être:
la sensation de ne pas être à sa place, de ne pas
trouver sa voie, de vivre dans un monde où chaque
pas semble précaire, où chaque réponse apporte de
nouvelles interrogations. Il y a dans le langage
une lenteur, une sorte de mélancolie diffuse qui
vient capturer la désolation de l’exil et la
beauté des moments d’accalmie. [...] Hanan El-Cheikh déploie ici son
talent pour dépeindre les interactions humaines
avec une vérité bouleversante. Elle exploite la
gestuelle, les expressions fugaces, les regards
évités pour construire une narration où chaque
silence est aussi écrasant que les mots
prononcés. "Rica cachait combien il
était déçu de l’attitude de sa tante, qui,
malgré le passage des ans, n’avait jamais varié
dans sa façon de le percevoir: à ses yeux, il
n’était qu’un type noir de peau et rien de plus,
et elle le traitait de ‘grand diable’". Les
fractures familiales font écho aux fractures plus
larges de la société libanaise et du monde arabe,
marquées par l’exil, la division et les conflits
politiques. "Leur âme est triste comme la
cendre sachant que les Blancs et puis les Noirs
et puis les Jaunes et puis les Rouges qui sont
venus vivre ici ont laissé leur cœur là-bas,
dans leur pays, là où ils ont respiré l’oxygène
des utérus de leurs mères." [...]
Mémoire et perte: La fragilité du souvenir face à
l'exil
La mémoire, omniprésente dans La Danse du paon,
est à la fois un pont et un obstacle: "L’être
humain doit garder à l’esprit que le moment
qu’il est en train de vivre, il le revivra une
seconde fois quand celui-ci lui reviendra plus
tard en mémoire, aussi doit-il en agrémenter
l’amertume et la tristesse au moyen d’un peu de
tendresse et de charme, exactement comme on
rajoute du sucre à un café." Pour les
personnages de Hanan El-Cheikh, explorer le passé
est une entreprise périlleuse, un chemin tortueux
semé d’embûches, où il faut non seulement
affronter les traumatismes enfouis, mais aussi la
réalité crue des pertes et des absences qui
hantent le présent. Yasmine et Rica, unis par le
sang mais séparés par les circonstances, tentent
chacun à leur manière de retrouver une continuité
émotionnelle avec ce qui a été. Leurs approches
divergent radicalement : Yasmine manifeste une
volonté tenace de reconstruction, de résilience
face à l’adversité, tandis que Rica semble
prisonnier d’une mémoire fragmentée, disloquée, où
chaque éclat de souvenir le renvoie à la détresse.
Avec une grande finesse
psychologique, l’auteure explore la
difficile conciliation entre mémoire individuelle
et mémoire collective. [...]
Dans ce contexte, la carte postale envoyée par
Rica, parvenue miraculeusement à Yasmine après
tant d’années, acquiert une dimension symbolique
forte. Elle représente une tentative timide,
presque désespérée, de reconnecter deux passés qui
s’étaient éloignés, un fil fragile reliant deux
continents, deux vies désormais radicalement
différentes. La carte postale, comme les reliques
accumulées dans sa chambre, sont les fragiles
remparts d’une mémoire blessée contre l’océan de
l’oubli, chaque objet insignifiant vibrant du
poids immense d’une vie passée que Rica tente
désespérément de préserver du naufrage: "La
maison de mon enfance vit dans mes souvenirs
bien qu’elle ait été démolie, et j’ai gardé en
moi les mosaïques qui couvraient le sol de ma
chambre à coucher. Même les voisins d’alors
reviennent vivre avec moi dès que je pense à
eux, y compris ceux que la mort a rattrapés."
Au lieu de chercher à apporter une conclusion
définitive, Hanan El-Cheikh laisse son lecteur
avec des questions ouvertes, des moments
suspendus. Cette
indétermination fait la force du roman:
elle nous rappelle que la quête identitaire n’est
jamais achevée, que la danse continue, encore et
toujours, même lorsque les plumes du paon se
replient...
Critique de
Jean-Jacques Bedu sur le site MareNostrum, 23 novembre 2024
|