Mahfouz par Mahfouz

Entretiens recueillis par Gamal Ghitany, traduits de l'arabe par Khaled Osman



Mémoires


L'Éditeur Pierre Bernard nous prévient que ces entretiens furent réalisés et publiés en Egypte avant l'attribution du prix Nobel à Naguib Mahfouz en octobre 1988. Si cela nous prive des réactions d'un écrivain, si enraciné dans une réalité enclose en quelques quartiers du Caire et d'Alexandrie, face à la reconnaissance internationale, cela évite sans doute des digressions forcées et des considérations générales, et laisse I'auteur à la tranquille évocation de son passé et de son oeuvre.
Rien ne vient perturber la mémoire dévidée au fil des rues et retissée aux trames de l'écriture, D'autant que nul mieux qu'un cadet, romancier et ami, et lui aussi cairote, Gamal Ghitany, ne pouvait servir de compagnon de route et de pertinent apostropheur.
"Ce livre par les vérités essentielles qu'il contient sur mon itinéraire et ma vie, m'a dispensé de l'effort de réflexion et d'écriture qu'aurait nécessité la rédaction de mes mémoires. Sans compter que l'auteur de ces entretiens est lui-même l'un des piliers de mon
parcours", note Mahfouz en exergue.

"Le parcours commence place Al-Hussein..." Nous sommes d'emblée au cour du vieux Caire où s'est déroulée la majeure partie de sa vie et où l'essentiel de l'oeuvre monumentale a pris corps(1). Il faut cependant préciser que cette randonnée pédestre des deux compères, accompagnée de commentaires à vif et appuyée de citations, est en soi un genre littéraire dans lequel excelle le vieil écrivain sédentaire, et qui n'est pas sans rappeler certains célèbres dialogues de Diderot.
En effet, si curieux que Mahfouz soit de la marche du monde, si en phase qu'il reste avec le temps qui va malgré l'âge avancé, toujours prêt à s'indigner contre les conformismes, à prendre fait et cause pour les justes, même imprudents, et contre les abus, même mineurs,
au risque de braver des opinions publiques guère accoutumées au raisonnement individuel et à la totale indépendance d'esprit, il n'est guère enclin à s'éloigner du quartier de son enfance. C'est là que de préférence le portent ses pas et que trouve à se satisfaire son sens de l'observation toujours en rodage. Même son actuel lieu de résidence, dans un quartier du Caire plus cossu et excentré, où pourtant le rattachent sa famille et son indispensable bibliothèque, lui est moins familier.
Moins que jamais il n'a le goût de s'écarter de la capitale et de substituer le voyage à la promenade. Seul persiste, comme un rite, le déplacement estival à Alexandrie dans un subtil mélange de plaisir et de nécessité thérapeutique. Pour le reste (l'univers), il ne franchit que deux fois les frontières, pour la Yougoslavie et pour le Yémen. La déception ne fut pas au rendez-vous, mais au contraire l'éblouissement devant Dubrovnik et Sanaa; pourtant il ne devait plus enfreindre son principe: il n'alla pas à Stockholm et déclina l'invitation du président Mitterrand à visiter la France, pays qu'il admire et où il se sait apprécié du plus grand nombre de lecteurs étrangers.
Mahfouz est cependant aux antipodes d'un écrivain immobile, confiné en chambre et disséquant comme Proust un moi étanche der- rière un caparaçon de liège. C'est au contraire, nous l'avons dit, un flâneur et un homme de société. Certes l'écriture prime toujours, et sans conteste l'écriture romanesque, mais elle s'accommode de la vie orientale.
Elle délimite la sphère du privé. ll y a de savoureuses recettes pour se soustraire aux obligations familiales : "La maison n'est pas un lieu propice à la distraction et à la détente"; il y a de franches remarques sur les inconvénients de la conjugalité: "Je me suis marié de façon totalement imprévue, et après avoir été la proie d'un douloureux dilemme entre célibat et mariage, comparable à celui dans les années trente entre philosophie et littérature. J'ai d'abord tranché pour le célibat, au grand dam de ma mère, qui avait arrangé à mon intention de multiples projets."
Elle trouve son complément harmonieux dans la sphère publique. "Mon univers de prédilection est la ruelle", "le café est un lieu de fête" , "le narghilé stimulait mon imagination". Mahfouz et son oeuvre sont indissociables de ces déambulations et conciliabules avec "sa bande" d'amis littérateurs et artistes, des longues soirées a I'Orabi, au Fichaoui, au café de I'Opéra ou pendant les étés alexandrins chez Pastroudis ou aux Délices, discussions sans fin entre vapeurs parfumées de la chicha et nokta(2) finement élaborées.
L'écriture donc préserve l'art de vivre et jalonne des espaces de liberté. Mieux, elle s'en nourrit car pour l'auteur de Passage des miracles, l'écriture par excellence reste celle du roman puisé aux sources du souvenir et de l'observation. Il l'a préférée à la philosophie au début de sa carrière, au journalisme qu'il a d'ailleurs surtout pratiqué en feuilletoniste, tel Balzac l'autre grand "consommateur de café" avec lequel il ne manque pas de similitudes. Il l'a toujours placée au-dessus du cinéma dont pourtant, à la manière des grands Américains (Faulkner, Fitzgerald, Fante...), il fut un collaborateur assidu avec quelques grands réalisateurs (Chahine, Abou Seif, Tewfik Salah...), mais sans jamais se départir de l'impression un peu culpabilisante de se livrer à une "distraction" au sens pascalien, celle qui écarte de la vraie vocation.

Un guide indispensable pour mieux connaître l'immense romancier des bords du Nil. Une sorte de visite guidée aux sources de son inspiration - j'allais dire... pyramidale.

André Videau, Hommes & Migrations,  n°1156, 1992

 
(1) Notamment la trilogie, saga de la famille Abdelgawwad (Impasse des deux palais - Le palais du désir - Le jardin da passé, éd, Jean-Claude Lattès) et Les Fils de la médina, éd. Sindbad, qui viennent enfin de paraitre apres une longue période d'interdiction.

(2) Plaisanterie à la mode du Caire.