Le dormeur du djebel alaouite
L'écrivaine syrienne
Samar Yazbek signe La Demeure du vent, roman des derniers
instants d'un soldat blessé dans la guerre qui
ravage le pays depuis 2011.
Un soldat
blessé par un tir ami - une bombe larguée par
erreur sur sa patrouille - agonise au pied d'un
arbre sur les crêtes d'une montagne. Entre ses
vaines tentatives pour se relever et apprécier
la gravité de ses blessures, entre les délires
provoqués par la douleur et la conscience
exacerbée propre aux instants qui précèdent la
mort, Ali revoit les instants marquants de sa
courte vie, depuis l'enterrement de son frère
ainé, tué à la guerre, jusqu'à ce jour où,
arrêté à un barrage de miliciens, il a été à son
tour enrôlé dans l'armée syrienne.
La Syrie reste au coeur de l'écriture de Samar
Yazbek [...] La Demeure du vent est son
troisière roman traduit, outre trois ouvrages en
forme de témoignages sur le soulèvement, puis
sur la guerre civile en Syrie [...] Fiction et non-fiction se
nourrissent l'une l'autre, se complètent et
participent d'un vaste projet d'écriture de
l'histoire, dont les écrivains se
vivent comme les garants et les dépositaires.
Lien fusionnel avec la nature
Mais avec La Demeure du vent, la fiction prend toute sa
place, les artifices de la littérature se
déploient librement. La Syrie évoquée
ici est celle de la montagne alaouite, que
connaît bien Samar Yazbek, issue de cette
communauté qui est aussi celle de la famille
Assad et dont elle donne
à voir, par petite touches très dicrètes, la
spiritualité originale, "ancrée dans
le lien avec la nature et avec la vie".
Ce lien fusionnel avec la nature est ce qui
caractérise le mieux Ali, personnage central et
narrateur du roman. Ce qui nous vaut de très belles pages où
l'écriture de Samar Yazbek, impeccablement traduite
par Ola Mehanna et Khaled Osman,
prend des accents qui évoquent Giono.[...],
dans un pays exsangue où ces montagnards, déjà
au bas de l'échelle sociale en temps ordinaire,
survivent à peine depuis le déclenchement de la
"guerre" - elle n'est jamais qualifiée ici, ce
qui lui confère une sorte d'immanence. On ne la
voit pas directement sous le regard d'Ali, mais
on en voit bien les effets: "Depuis quelques
années, le pays s'était couvert de nouvelles
formes de tombeaux, certains bien visibles,
d'autres plus dissimulés. Quelques-uns de
taille réduite, étaient conçus pour enterrer
uniquement des fragments de cadavres humains
démembrs, d'utre,s, au contraire très grands,
faisaient office de fosses géantes pouvant
accueillir des centaines de dépouilles."
A travers les yeux de ce jeune homme moitié
simple d'esprit, moitié mystique [...], c'est
tout un monde que l'on voit s'effondrer sous
l'effet d'une guerre qui ne fait que pousser à
son paroxysme la mise en coupe réglée du pays et
l'oppression imposées par le regime des Assad
père et fils. Mais, habileté
de Samar Yazbek, cet effondrement est raconté
en mode mineur, comme si l'essentiel était
ailleurs, dans la vie à laquelle
s'accrochent ceux qui restent. Comme Nahla, la
mère d'Ali qui s'est murée dans le silence après
la mort de son fils aîné, engagé volontaire dans
l'armée, mais s'est aussi lancée "dans une
entreprise qui avant cela aurait paru
inimaginable: transformer le talus situé au
pied de leur maison en terrasse culitivable".
Ou comme la Rouquine, la centenaire du village
qu'Ali aimait fréquenter et qui lutte à sa
manière - par le rire - contre les abus des
sbires du régime. "Dieu nous préserve de ce
rire, lui di-elle un jour, t'as vu,
Ali, dès que les gens rient, ça les effraie.
On rigole et boum, on a peur..."
Ce roman au souffle
lyrique nous emporte [...]
authentique chant funèbre, élégie à un
monde condamné à disparâitre sous les effets
conjugués de la tyrannie du régime et de la
guerre civile, peut-être
le plus beau qu'on puisse lire de Samar Yazbek
à ce jour.
Recension de
Richard JACQUEMOND dans Le
Monde, 26 janvier 2023
|
Samar Yazbek, la montagne martyre
Retour sur la guerre
en Syrie
Le soldat "jeune, étendu dans l’herbe,
sous la nue... pâle dans son lit vert où la
lumière pleut..." de ce roman a tout du Dormeur
du val. Sauf qu’Ali gît au pied d’un chêne
dans un bois de la montagne côtière syrienne et
que Samar Yazbek ne connaît pas le poème de
Rimbaud. Son héros de la Demeure du vent
n’est d’ailleurs pas certain d’être mort. Seul à
terre, le regard brouillé et l’esprit
embrouillé, il assiste à un enterrement, sans
savoir si c’est le sien ou celui de son frère,
tué à la guerre l’année d’avant. Il interpelle
les nuages pour qu’ils le renseignent et
voudrait grimper dans l’arbre pour voir au loin.
Mais son corps lourd et douloureux le retient au
sol. Et le lecteur se
trouve également bloqué avec lui au fond de ce
fourré à guetter son réveil ou son trépas en
suivant ses souvenirs et ses délires.
Pendant les vingt-quatre heures du temps de ce
récit, Ali, 19 ans, seul survivant de son unité
frappée par erreur par un raid aérien "amical" –
soit de sa propre armée régulière –, immobilisé
par une blessure, tente de reprendre ses
esprits. Pour revenir à la vie il retrace la
sienne, inscrite dans le destin d’une communauté
minoritaire et démunie, obligée de sacrifier ses
fils dans une guerre meurtrière pour défendre le
pouvoir de son chef. Car sans qu’aucun ne soit
explicitement nommé, il s’agit de Bachar
al-Assad qui a entraîné de force les Syriens
alaoutes, au nom de la survie de la communauté à
laquelle ils apparrtiennes, dans un combat
féroce contre leurs concitoyens en rébellion.
C'est sans doute la première fois que Samar
Yazbek, dissidente et militante contre le régime
syrien depuis la révolution de 2011, nous plonge
dans l'univers des "loyalistes", de la
communauté dont elle est issue elle-même. La
romancière exilée en Frence depuis dix ans
s'étaiet penchéée dans ses précédents essais et
romans sur les horreurs de la guerre,
essentiellement à travers le sort des opposants
et opposantes à Bachar al-Assad. Mais à travers le personnage
du jeune soldat meurtri dont elle décrit les
émotions, les sensations et les souvenirs
familiaux, elle rend leur humanité à
ceux qui n'apparaissaient jusque là que comme
les forces brutales du régies. Comme Ali, les
jeunes enrôlés de force dans l'armée
appartiennent à des familles déshéritées de la
montagne qui souvent ont enterré plusieurs de
leurs fils ces dernières années. Le "cimetière
des martyrs", dans chaque village de la
montagne, est d'ailleurs l'une des premières
visions du soldat à terre.
Dans une scène
bouleversante vers la fin du roman, le
soldat évoque le jour où son
père supplie les miliciens qui l'arrêtent à un
barrage de lui laisser son jeune fils après
que son frère aîné a été tué au combat.[...]
Au terme d'"une journée si longue qu'on
diarait une vie entière" comme on peut
lire à la fin, on a
découvert l'univers d'une communauté syrienne
aussi malheureuse
que toute la population
du pays, alors qu'elle appartient au
camp qui se considère vainqueur de la guerre.
Recension de Hala
KODMANI dans Libération,
22 janvier 2023
|