Le Pays du Commandeur

Roman d'Ali Al-Muqri, éd. Liana Levi

traduit de l'arabe (Yémen) par Ola Mehanna et Khaled Osman


Désacraliser le pouvoir

Le narrateur est un romancier qui n’arrive pas à joindre les deux bouts. Sa femme souffre d’un cancer, ce qui accroît les dépenses et le met au désespoir. Il vit au Caire et voilà que l’un des assistants du Commandeur le repère et le sollicite pour écrire une biographie du tyran qui règne sans partage sur un pays voisin. Les détails calqués sur la réalité historique nous invitent à deviner sans embarras qu’il s’agit du leader libyen Mouammar Kadhafi. Beaucoup d’écrivains, dans la vie réelle, se sont prêtés à l’exercice avec des titres laudateurs comme Le Prophète du désert ou autres dans l’espoir d’une récompense matérielle substantielle. C’est d’ailleurs ce qui amènera notre romancier à accepter l’offre et le séjour dans la cour du despote dans l’espoir de pouvoir payer le traitement de sa femme.

C’est le règne du Big brother, tout le monde a peur de tout le monde, il faut monter sur les toits pour échanger quelques mots sincères de protestation loin des micros et des caméras de surveillance. Un pays sans loi où le Commandeur impose son diktat à tous les échelons ; même ses enfants le craignent. Le romancier intègre une commission d’écriture de la biographie du Commandeur qui donne lui-même le ton, réunit ses scribes et regarde vers le haut en énonçant ses magnifiques réalisations dans tous les domaines de l’activité humaine puis se retire sans avoir même daigné jeter un regard sur ceux qui le suivaient des yeux avec vénération tout le long de son laïus. Dans ce tête-à-tête avec lui-même, il ose se comparer au Prophète de l’Islam et notre biographe propose même, dans l’atmosphère de surenchère qui règne sur le comité d’écriture, de diviser le livre en 99 chapitres correspondant aux « Beaux Noms de Dieu » dans la tradition musulmane. Mais le leader affublé de tous les qualificatifs possibles n’osera pas affronter la comparaison et propose 101 gemmes. Les écrivaillons se chargeront de proposer pour tous les chapitres des attributs en concurrence avec ceux de Dieu : Le Vénérable, le Désirable, le Connaissant, l’Immortalisé, le Havre, le Tout, le Seigneur…

Pourtant, des murmures de rébellion fusent dans l’entourage du biographe, il lui parvient des histoires de vies brisées du fait du prince. C’est la peur au quotidien comme moteur du culte de la personnalité alors que l’écriture va bon train au fil des trouvailles les plus élogieuses, et le romancier ne parvient pas à avoir des nouvelles de sa femme malade. Entre-temps, la fille du Commandeur arrive à le convaincre de se marier avec elle en cachette, privilège qu’il ne saura refuser.

Le récit manque de couleur même s’il se réfère à Carlos Fuentes dans L’Année du bouc ou à Gabriel García Márquez dans L’Automne du patriarche comme exemples à imiter. On dirait que la pesanteur du Commandeur arabe écrase le texte qui se déroule dans un style tout aussi policé. Même dans la deuxième partie du roman qui voit sonner la fin du tyran et qui devrait rendre compte d’un délire de libération, l’écriture reste retenue tout comme les sujets qui n’arrivent pas à croire à la fin du cauchemar et n’osent pas se manifester par peur d’un retournement de la situation.

La fin arrive, la peur se libère en haine, la violence subie par la population pendant des décennies finit par se retourner contre le dictateur qui connaîtra une fin atroce, inouïe. Des tyrans arabes sont tombés du fait de ce printemps inachevé, d’autres sont toujours en poste et la fiction romanesque arabe n’aura de cesse d’exprimer cette plaie moyen-orientale qu’est la dictature toujours oppressante et souvent sanglante. Après une longue suite d’ouvrages, le romancier yéménite Ali al-Muqri participe avec son dernier roman, Au pays du Commandeur (dont la traduction est parue chez Liana Levi), à cette entreprise de désacralisation du pouvoir absolu et barbare.


Critique de Jabbour Douwaihy dans L'ORIENT LITTERAIRE, juin
2020



Le dictateur, sa fille et l’écrivain


Sa mégalomanie n'a aucune limite. Dictateur sanguinaire, le Commandeur règne sur l'Irassybie et se pense même supérieur à Allah, sans oser tout à fait l'avouer. S'appuyant sur sa famille et une police secrète puissante, il fait régner la terreur dans la population. Ne manque plus, pour asseoir son pouvoir et sa légende, qu'une biographie à sa gloire, rédigée par un écrivain.

Le choix de la Commission d'écriture de la biographie se porte sur Ali, un ­romancier sans le sou qui vit en Égypte où il tente d’assurer sa subsistance et de payer les soins pour sa femme, atteinte d'un cancer. Tiraillé entre sa conscience et ses besoins vitaux, le romancier, qui s’est toujours tenu éloigné du pouvoir, accepte la proposition de l'envoyé du Commandeur. Arrivé en Irassybie, il est assigné à résidence dans une aile du palais où vivent aussi le concierge et sa fille, une cuisinière et une femme de ménage. Nadia, poétesse et indic, est chargée de le surveiller.

Peu de temps après son arrivée, Ali est convoqué par Chaimaa, la fille du dictateur, qui s’est mise en tête de l’épouser après avoir lu l'un de ses livres où s’exprime le désir féminin.


Un despote assoiffé de conquêtes, et le "virus de la révolution"
S'il offre, à l'extérieur, le visage d’un grand démocrate "à l'avant-garde des nations", le Commandeur est en réalité assoiffé de conquêtes, comme en témoigne le macabre jeu qu'il a inventé: un échiquier géant où les pièces sont remplacées par des êtres humains et sur lequel il s’amuse à tuer "les dirigeants mondiaux à liquider". Une pratique que n’aurait pas reniée la reine de cœur d'Alice au pays des Merveilles, qui coupe la tête aux jardiniers-cartes à jouer, coupables d’avoir peint ses roses en rouge.

Luttant de moins en moins fermement contre les assauts de Chaimaa, l'écrivain comprend rapidement le fonctionnement d'un régime qui coupe l’Internet, verrouille l'information et les libertés publiques. "Que restait-il d’un homme si on le dépouillait de son identité et de sa liberté?" s'interroge Ali, avec le sentiment croissant de se trahir. Tandis qu’il travaille à la biographie du despote, qui prendra la forme d'un collier composé de quatre-vingts pierres précieuses, le "virus de la révolution" commence à contaminer le pays.


Un livre courageux, inspiré de la chute de Saddam Hussein
Auteur du Beau Juif et de Femme interdite, Ali Al-Muqri a quitté le Yémen, où il a fait l'objet de campagnes d’excommunication et a été accusé de traîtrise par les rebelles houthis, très puissants dans un pays en proie à la guerre civile. Fable mordante sur le pouvoir et la vie après la mort du tyran, Le Pays du Commandeur s'inspire de la guerre en Irak et de la chute de Saddam Hussein. "J’ai essayé de m'instruire de tous ces récits des dictateurs dans le monde arabe en découvrant l'étendue de leurs particularités. Il y a le dictateur ignorant et stupide, celui qui chute le plus rapidement, le dictateur intellectuel, le dictateur qui transforme un parti nationaliste en partie de famille et de tribu. Il y a aussi le dictateur croyant, qui pense être élu par Dieu pour sauver la nation, et le dictateur qui te tue, toi qui lui souris en pensant qu'il est ton ami", confie Ali Al-Muqri, réfugié en France depuis 2015. Un livre courageux, aux allures de conte philosophique,
sur les relations complexes entre le prince et l’écrivain.


Critique de Sophie Joubert dans L'HUMANITÉ, avril 2020




Ne suivez pas le guide

Pour gagner sa vie, un écrivain cairote accepte de rédiger l'hagiographie d'un dictateur pervers.
A ses risques et périls

Un écrivain cairote désargenté se rend au pays du Commandieur - sorte de dictature stalinienne à la sauce orientale - pour participer à la rédaction d'une biographie du grand leader, cela afin de financer le traitement de son épouse, atteinte d'un cancer.

Sitôt arrivé; il doit composer avec les avances de Chaimaa, la fille du "guide inspirant", dont le mari et les amants ont été amants ont été égorgés sur ordre du papa, et avec toute une cour de serviteurs tremblants...

Dans la lignée des grands promans de dictature (L'automne du patriarche de Marquez, La fête du Bouc de Vargas LLosa), Le Pays du Commandeur, montre ces traits communs aux tyrans: leur boulimie sexuelle [...], leur suspicion qui s'étend jusqu'aux louanges à eux destinées...

Mais au réalisme magique de Marquez, l'auteur yéménite préfère un humour grinçant - ceui qui de développe dans les populations sous régime autoritaire.


Critique d'Alexis Brocas dans LE NOUVEAU MAGAZINE LITTERAIRE, avril 2020



Les fous du roi

L'écrivain yéménite Ali al-Muqri, l'auteur de Femme interdite,
livre une fable politique sur la soumission au pouvoir.
Corrosive et terriblement lucide.


Il ne fait pas bon vivre au pays du Commandeur. La télévision, la musique, le sexe, l'alcool, tout y est interdit. Ou se pratique en cachette dans les milieux privilégiés. Seul sentiment autorisé: la vénération du Père de la Révolution. Un tyran - "magnifique" - qui s'est dressé contre l'impérialisme américain  et assure prospérité à son peuple. [Porté par la promesse d'une rémunération mirobolante], le narrateur accepte d'écrire la biographie du grand dictateur. Il s'envole pour cette contrée arabe imaginaire, régie par e tyran, laissant derrière lui sa femme atteinte d'un cancer et ses romans qui, bien qu'acclamés par les cercles littéraires, sont loin de le faire vivre.


Révélé en France avec Le beau Juif et Femme interdite, l'écrivain yéménite aujourd'hui réfugié en France reprend les thèmes qui lui ont valu d'être visé par une fatwa: l'hypocrisie d'une société étouffée par l'autoritarisme et la religion, la frustration sexuelle ainsi que la censure et la compromission des auteurs officiels.

Dans Le Pays du Commandeur, Ali Al-Muqri décrit, avec une verve ironique et absurde, les pérégrinations de son héros frappé de lassitude. Il doit repousser les assauts de la fille du Commandeur en manque de contact physique depuis que son père a fait disparaître ses anciens amants, tout en souffrant les réunions du Bureau de rédaction de la biographie.
[Et de se demander:] "Ce qu'il y a de spécifique/dans la biographie du leader unique/dispensateur de prospérité au Ciel et sur Terre/berger inspiré des pauvres hères" ferait-il un titre convenable? [...]

Bientôt, le narrateur découvre que le Guide est un prédateur sexuel amateur de grosses poitrines, et qu'un printemps arabe gronde dans le secret des foyers. Doit-il rester et s'avilir davantage, ou quitter le pays du Commandeur sans les gains escomptés? Pétillant et caustique.

Critique de Gladys Marivat parue dans le magazine Lire, avril 2020



Quelle idée a le narrateur de séduire la fille d’un dictateur alors que la région danse sur un baril de poudre ? Il faut dire que les cartes sont très embrouillées : L’Irassybie, «le pays du Commandeur», ne se présente-t-il pas comme celui du «Printemps arabe» ? Le tyran, en tout cas, sait comment impressionner les foules. Il s’habille comme une pop star : pantalon, tunique et abaya immaculés ; et se chausse de "cuissardes blanches à tiges transparentes, avec des talons garnis de strass dans lesquels étaient serties des figurines représentant l’une un serpent, l’autre une tête de mort affublée d’une épaisse perruque blonde".


Après cette description digne de la Fashion Week, indiquons déjà que «le Désirable» finira mal et que le narrateur, un écrivain cairote venu rédiger la légende dorée du dictateur, ne chassera pas la pauvreté «à coups de pied aux fesses».

Une fable politique enlevée, écrite par un auteur yéménite réfugié depuis 2015 en France.

Présentation du livre dans Libération du 3 avril 2020


L'homme a quitté son pauvre logement du Caire pour répondre à l'invitation d'un dictateur dans un somptueux palais. Laissant derrière lui les « printemps arabes » et leur lot d'espoirs et de désillusions, il veut penser à son oeuvre, à son épouse, à survivre. Il est poète et ne tire pratiquement aucun revenu de son œuvre.


L'argent, voilà ce qui a amené l'écrivain en Irassybie. Il est couvert de dettes, contractées par son épouse pour subvenir aux besoins du ménage. De plus, celle-ci est gravement malade et son état nécessite un traitement fort coûteux. Sa mission achevée, il pourra la soigner et rembourser ce qu'il doit, du moins le croit-il, ou veut-il le croire. Alors, même s'il penche plutôt, selon ses dires, à gauche, vers le bien commun et la démocratie, il a accepté de devenir biographe du Commandeur, le tyran local. Hagiographe serait plus exact, tant son texte magnifie le dictateur sanguinaire dont il est censé retracer la vie.

Exilé loin de chez lui, l'auteur se plie aux exigences du palais, une idolâtrie sans borne pour ce Commandeur qui n'hésite pas à se confondre avec Dieu lui-même, ce qui pose quelques problèmes de syntaxe à l'écrivain et sa commission d'assistants. C'est à qui saura se montrer le plus flagorneur. Le dictateur adore que l'on vante ses immenses qualités, sa clairvoyance et sa toute-puissance, malheur à celui ou celle qui ose douter ou ne répond pas assez vite, c'est l'exécution ou la déportation à L'île des Morts immédiate. La déportation étant un supplice bien plus inhumain que la peine capitale.

Comme si son travail d'écriture à haut risque ne suffisait pas, voilà que la fille du tyran, Chaimaa, le poursuit à chaque instant avec le désir de se marier avec lui. Elle souffre de solitude et la religion permet de prendre une seconde épouse si la situation l'exige. Ne pas céder à ce caprice pourrait être dangereux, aussi l'écrivain ne proteste-t-il que fort peu et finit par accepter. De lâchetés en compromissions, il va d'ailleurs capituler sur tout, rivalisant de flatteries envers le Commandeur avec les plus vils de ses courtisans. Il parvient même à devenir un interlocuteur privilégié du despote qui le paie en monnaie locale, dont le cours doit être indexé sur celui de la monnaie de singe... Et oublier peu à peu Samah, son épouse du Caire.

"Là-dessus, il m'expliqua que le Commandeur n'était touché par aucune inspiration qui l'aurait potentiellement guidé dans l'expression de sa pensée. Non, c'était exactement l'inverse : c'est lui qui était la source de cette inspiration, lui qui la diffusait à l'humanité tout entière pour l'aider à résoudre ses interrogations dans l'ici-bas et l'au-delà."

Les rêves ne durent jamais bien longtemps, voilà que la contestation gagne le pays, le tyran pourrait être renversé, l'écrivain - et ses versets dithyrambiques - pourrait apparaître comme un allié du régime. Pire, Chaimaa, pourtant opposante avérée à son père, doit se cacher, et il est son mari...

Le pays du Commandeur est une fable, cruelle, acide, pointant bien des compromissions et des servilités habituelles dans l'entourage des tyrans. Bien vite, on se rend compte que l'écrivain n'est pas qu'une victime, que ses faces sombres d'individualiste égocentrique, avide de reconnaissance, de pouvoir, sont bien plus importantes qu'il ne le confesse, et que son comportement a à voir, toute proportions gardées, avec celui du despote. Il est lâche, veule, cupide, mais habille le tout de jolies phrases.

"Était-ce lui qui était méprisable, ou bien moi qui l'étais devenu, moi le romancier cultivé, adversaire proclamé de toutes les formes de tyrannie?"

Le Commandeur d'Ali Al-Muqri est si caricatural qu'il en devient drôle, malgré ses crimes, tout comme le troupeau d'apologistes qui l'entoure. C'est à qui trouvera le compliment le plus extravagant, le superlatif le plus absolu. La révolution passée, ce sera à qui trouvera la condamnation la plus sévère du régime précédent, à qui dénoncera le plus rapidement les complices du dictateur...

Grotesque, absurde, ubuesque sont les mots qui viennent en lisant les descriptions de la vie à la cour, juste avant le frisson en songeant que l'auteur est yéménite et aux souffrances de ce peuple ravagé par la terrible guerre oubliée qui tue des milliers de civils chaque semaine. En pensant à la coalition menée par l'Arabie Saoudite qui affronte les partisans houthis chiites, armés par l'Iran. Soudain le Commandeur d'opérette prend une dimension bien plus dramatique et, sous le comique réel de certaines scènes, pointe le désespoir de l'homme qui voit son pays et ses concitoyens disparaître sous les bombes de deux régimes dictatoriaux.

Sous ses airs de ne pas y toucher, ce roman passe en revue bien des sujets brûlants du Moyen-Orient, de ceux qui ont motivés les peuples à se soulever. Que ce soit l'autocratie, le népotisme, la censure, rien n'échappe à Ali Al-Muqri, pas plus que la polygamie ou la frustration sexuelle, la condition des femmes. Fable donc, certes, mais livre politique, au sens noble du terme, avec un écrivain, peu sympathique, transformé en Candide au palais d'un tyran comme il y en a trop.

Un conte des mille et une compromissions nécessaires au pouvoir d'un tyran, à la fois drôle et cruel et d'une terrible lucidité.

Chronique de Psycho-Pat sur le site QUATRE SANS QUATRE, mars 2020