Le Collier de la colombe
Roman de Raja Alem, traduit de l'arabe (Arabie Saoudite) par Khaled Osman, en collaboration avec Ola Mehanna


"[...] Les romans saoudiens traduits en langue française ne sont pas si nombreux pour bouder son plaisir quand il est offert au lecteur de lire et d’élargir l’éventail des auteurs du cru disponibles à la lecture. Cela permet de se mieux familiariser avec les thèmes qui traversent cette littérature et de lever un voile sur une société qui, sauf à l’enfermer dans un carcan culturaliste et religieux, doit bien être travaillée par des dynamiques internes, convergentes ou contraires ; comme toute société humaine.
[...]
Avec l’inévitable question du statut de la femme, les [Saoudiens] traînent d’autres casseroles : absence de libertés politiques, inégalités sociales, pudibonderie des mœurs, exploitation de la main d’œuvre immigrée ou encore mépris affiché par ces riches descendants du prophète pour le reste du monde arabe… C’est dire si les sujets de prévention sont nombreux, au point peut-être de formater le regard ou même de se détourner de ces gugusses enturbannés tout juste sortis de leur désert. Cela serait une erreur. Il faut lire les romanciers saoudiens pour s’en convaincre et saisir le pouls de cette partie du monde, qui aspire aussi, du moins à travers ses littérateurs, à élargir ses espaces de liberté, à se "ménager une possibilité de s’échapper en douce afin de vivre envers et contre tout" écrit Raja Alem.
[...]
Le Collier de la colombe (Arabic Booker Prize, 2011) est un livre protéiforme, fiévreux, jusqu’à l’incandescence parfois, tour à tour satirique, blasphématoire, drôle, tragique, énigmatique, érudit… Un livre qui multiplie les registres de la littérature et de la langue. Un livre-réceptacle où s’entrechoquent toutes les thématiques de la nouvelle littérature saoudienne.
[...]
Levons d’entrée une ambiguïté: Le Collier de la colombe, titre qui renvoie au traité de l’amour et des amants du grand Ibn Hazm (994-1064), n’est pas un énième et racoleur roman sur la pauvre mais voluptueuse femme arabe. Raja Alem ne sert pas de cette soupe. Très vite elle embarque son lecteur, qui doit s’armer d’attention et de patience parfois, dans un récit au long cours, labyrinthique, turgescent, gros de multiples références (littéraires, religieuses, urbanistiques...) ; de deux à trois dizaines de personnages ; jouant avec les codes narratifs, les temporalités et les lieux, l’auteure jongle avec les genres (policier, historique, épistolaire, sociologique, romantique…), décampe de La Mekke pour l’Andalousie, inscrit les mystères des temps présents dans d’énigmatiques aventures médiévales, passe de Skype à l’antique parchemin.
Ce volumineux roman brasse aussi, avec brio, une ribambelle de thèmes: le patriarcat, la relégation des femmes, la négation des corps, les frustrations affectives et les fantasmes sexuels (épisode des mannequins ou de la signification du mariage dans un tel contexte), l’honneur – ce "carcan de fer qui paralyse les mentalités" -, les tribus qui sont autant de castes, la misère des uns qui buttent sur le luxe des autres…
Mais la prouesse de Raja Alem réside dans la description d’une Mekke - sa ville - inconnue ici en Occident, une ville défigurée, transformée "dans son corps mais aussi dans son âme". Elle réussit à ressusciter les lieux, la spiritualité, le passé, les légendes et les croyances, les fantômes et les mythes d’une ville qui, il y a peu, brillait pas sa diversité et son cosmopolitisme.
[...]
Les littératures arabes contemporaines (comme les "printemps"...) n’échappent pas à l’influence du net, de Skype, de la webcam et autres mails, non seulement comme outil littéraire mais aussi comme connexion et surtout présence nouvelle au monde. "L’univers est plein de lettres échangées dans le monde virtuel ; avec l’éclatement des frontières, des gens vivant aux quatre coins de la Terre peuvent s’engager désormais dans une quête d’amour éperdue, afin de mêler leurs rires et de se tenir compagnie... Mes mots font partie de ces essaims de voix désespérées à la recherche d’une issue" écrit Aïcha à son ami allemand, qui fut, le temps d’un séjour dans son pays, son amant.
Cette inscription nouvelle dans un monde interconnecté, relié, l’auteure en explore aussi les difficultés, les différences et les "écarts":
"(...)Je ne sais pas si je trouverai les mots pour te l’expliquer, mais celle qui est venue jusqu’à toi n’était en aucun cas un individu, c’était une feuille vierge, rédigée à l’encre invisible par Abourrous. Et toi tu étais un éléphant piétinant cette feuille..."
C’est là, une autre dimension de ce roman puissant et troublant."  
    
Mustapha HARZOUNE, HOMMES ET MIGRATIONS, septembre 2013



Le polar fait sa star


Dans les rayons des libraires, les polars se pourchassent. Ils se traquent les uns les autres comme les flics et les voyous qui peuplent leurs intrigues. Leur succès, comme leur production, ne faiblit pas. [...] Les romans noirs, d'espionnage ou à énigmes, les enquêtes judiciaires, les thrillers surtout, séduisent toujours plus de lecteurs. [...]

Alors comment continuer de surfer sur la vague du polar sans risquer de disparaître sous sa houle?  [...] Au sein de cet environnement pléthorique, la pondération revêt même des allures d'argument marketing. Au même titre qu'une autre tendance: l'exploration de nouveaux décors géographiques. L'Espagne de Victor del Arbol, l'Italie de Donato Carrisi ou encore l'Afrique du Sud de Deon Meyer ou de Roger Smith contournent déjà les terres si labourées de la Scandinavie ou des Etats-Unis. Mais l'heure est aussi à un exotisme plus lointain. "La Cosmopolite Noire" a inauguré sa collection avec un texte de la Saoudienne Raja Alem, "Le Collier de la colombe", alors qu'Ombres Noires se tourne vers la Russie avec Ciel orange d'Andreï Rubanov, et bientôt l'Egypte ou l'Argentine. "Il y a aujourd'hui une nécessité de surprendre en permanence le lecteur, analyse Marc Fernandez, rédacteur en chef de la revue Alibi, un trimestriel spécialisé dans le polar. Cette diversité est primordiale."

François Guérif veut croire aux plumes avant tout, d'ici ou de contrées lointaines. "L'avenir du polar est et restera les écrivains, prophétise-t-il. Rien ne remplacera une écriture, une voix singulière."[...]


Extrait d'un article très documenté de Franck Berteau dans M, le magazine du MONDE, mars 2013



Abourrouss : quel nom étrange pour démarrer ce roman, qui inaugure “La Cosmopolite noire”, la collection "polar" de littérature étrangère des éditions Stock. "Je ne voudrais pour rien au monde ressembler à la ruelle des Démunis, qui rassemble autour de feux de camp tous ceux qui mendient leur croûte et leurs nippes", s’insurge Abourrouss, l’un des quartiers de La Mecque où vient d’être trouvé un corps. Un narrateur immatériel qui, ici, fustige une société arabe corrompue. L’inspecteur Nasser conduit l’enquête, il sera un autre de vos guides dans ce polar érudit.


Rubrique "Notre sélection" Livres, PSYCHOLOGIES, mars 2013


Des polars pleins de sens

Raja Alem nous emmène dans les dédales de La Mecque. La suffocation
est géographique, religieuse et sexuelle. L'auteure frappe le lecteur d'emblée:  une femme est découverte, morte et dénudée, dans une rue de la ville sainte. Le corps, le nu, le sexe. Sacrilège supplémentaire, la victime
entretenait une correspondance avec son amant, un Allemand. "Je suis possédée par cette ville. Tous mes précédents livres portaient aussi sur La Mecque. Avec le dernier, je me suis sentie vidée, j'ai dit, c'est fini, plus jamais et puis il a suffi d'une phrase, entendue comme ça, et la vision s'est installée, un corps nu et meurtri."
Raja reprend la plume. D'abord en arabe, puis en anglais. "Cela m'a permis de garder une distance avec cette ville et avec les personnages, parce qu'ils auraient pris le contrôle, comme à chaque fois." Une performance pour un livre qui l'est tout autant. Voir, être vue, disparaître, renaître. "Tous  mes personnages enragent d'être visibles, souffle-t-elle. L'islam, ce
n'est pas ce qu'ils en font. - Ils ? - Les extrémistes! Les jeunes Saoudiens
sont des citoyens du monde!" Mais son regard féroce n'épargne pas les Saoudiens ni leurs dérives opérées autour de La Mecque.
Raja Alem n'a pas été publiée, en Arabie saoudite. Évidemment.


Karen LAJON, LE JOURNAL DU DIMANCHE, 4 novembre 2012

Enquête à La Mekke

Meurtre dans la ville sainte, secrets de famille et malversations agitent Le Collier de la colombe, deuxième opus de la Saoudienne Raja Alem.


C’est un roman noir: il y a un cadavre, celui d’une femme nue,jeté, dès le début du livre, dans une ruelle des faubourgs de La Mekke ; et un inspecteur de police bougon, qui souffre d’un taux de cholestérol explosif et d’une vie affective nullissime. Venu d’Arabie saoudite (fait rare), écrit par une femme (encore plus rare), Le Collier de la colombe fait partie des romans choisis par les éditions Stock pour lancer leur nouvelle collection, "La Cosmopolite noire".

Bonne pioche – et de poids: au fil des 768 pages de ce pudding sunnite, voici le lecteur entraîné dans les méandres d’Abourrouss, un passage surpeuplé, bouillonnant, situé aux confins de la ville sainte, près de la zone où les fidèles se purifient avant d’accomplir le "rituel du petit pèlerinage".
Partant de cette matrice Mekkoise, le récit file ensuite en Espagne (avec plongées dans une Andalousie mythique "où chrétiens, juifs et musulmans ont cohabité harmonieusement"), avant de revenir à La Mekke, à ses crimes imparfaits, à ses élites corruptrices et à ses bulldozers. Deuxième livre de Raja Alem à être traduit en français, après Khâtem, une enfant d’Arabie (Actes Sud, 2011), ce thriller emprunte son titre, apprend-on page 664, à un ouvrage savant du XIe siècle signé Ibn Hazm. Mais peut-être est-ce un leurre?
"Les habitants de La Mekke sont des colombes,
Ceux de Médine des tourterelles,
Et ceux de Jeddah des gazelles...",
dit aussi une chanson – citée dans le roman.

Mais le meilleur du livre n’est pas dans ses digressions savantes, ni dans son intrigue policière, à vrai dire secondaire. Il est dans la peinture de La Mekke, les rituels autour de la Kaaba (le mausolée) côtoyant le train-train profane, les désirs d’émancipation se mêlant aux combines de survie des habitants d’Abourrouss,venus d’Afrique, d’Asie ou de Turquie, ces mutants de l’Arabie saoudite d’aujourd’hui, que Raja Alem excelle à croquer, nous faisant découvrir un peu de cette terra islamica que le flot médiatique désigne sans jamais nous y faire entrer. Cette ville de La Mekke en train de disparaître, les buildings de verre poussant sur les quartiers anciens, c’est la sienne.

Raja Alem y est née, en 1970, dans une famille de notables et de savants musulmans. Son livre est d’ailleurs dédié à son grand-père 'Abdellatif et à son aïeul, Youssef al-'Alem le Mekkois.
"Le nom de la ruelle Abourrouss existe. Mais celle que je décris dans le livre est une synthèse de toutes ces ruelles de La Mekke, peuplées de migrants du monde entier", souligne Raja Alem, attablée dans un café cossu du quartier des Invalides. Ayant grandi à Jeddah et étudié au Royaume-Uni, c’est à Paris – où vit l’une de ses sœurs – que la romancière saoudienne a choisi de s’installer, dès cet hiver. "Je ne me sens pas en exil à Paris. Je m’ysens bien", dit-elle, dans un anglais nickel.  Ecrire Le Collier de la colombe – co-lauréat, avec un roman marocain, du Prix international du roman arabe 2011 ("Booker") – lui a pris cinq ans, précise-t-elle. "Je voulais en finir avec La Mekke, je voulais mettre noir sur blanc tout ce que j’ai à dire sur cette ville en train de mourir – et qui, déjà, n’existe plus."

Certaines pages sont magnifiques, qui décrivent l’ancien melting-pot Mekkois. Ecrit dans un arabe classique, le texte a «donné du fil à retordre» à son traducteur, Khaled Osman, comme celui-ci, joint par téléphone, le reconnaît. Sous les mots policés n’en perce pas moins la critique de la société saoudienne et de ses archaïsmes. Il faut écouter la harangue de Youssef, étudiant en histoire, insultant ses aînés, ces "aigris réfractaires à la vie", au sein même de la mosquée: 
"Vous priez pour Le supplier de vous laisser entrer dans les vastes jardins du Paradis, alors que, dans le même temps, vous avez rendu notre vie plus ramassée et étroite que le chas d’une aiguille!", hurle l’insolent.
Il faut voir comme Khalil, chauffeur de taxi et tête brûlée, apostrophe la police, qui enquête sur un crime isolé, alors que le quartier offre le spectacle quotidien de la misère, avec sa "marée de main-d’œuvre clandestine", ses omniprésents "dealers de drogue", ses "incendies à répétition", ses "eaux usées qui débordent" et ses "bâtiments qui s’effondrent à force de délabrement".
Le portrait savoureux de ‘Achiy (le cuisinier), du Bouc (le sans-papiers) ou d’Oumm al-Saad (la faiseuse d’or) valent à eux seuls le détour par les faubourgs de cette Arabie inédit
e.

Extrait : "Lorsque Muchabbab l’a guéri de sa phobie de la police et des expulsions, le Bouc a vécu un bouleversement existentiel: il s’est mis à errer dans les rues de La Mekke pour explorer la ville à sa guise. Désormais, il ne ressentait plus le besoin de se cacher et avait cessé de paniquer à la vue des camionnettes d’expulsion [...] et il se sentait aussi libre que les grains de poivre noir qu’il aimait à faire éclater sous ses dents  [...]
Ce qui le stimulait le plus, c’était de sortir de son périmètre familier pour aller visiter les marchés de la périphérie et s’abandonner à la cohue de cette foule bigarrée, où coexistaient toutes les nationalités. Il avait l’impression de s’y fondre comme s’il était mastiqué par une mâchoire géante. Il se délectait d’offrir son corps à cette pâte humaine qui le bousculait et le portait. Il ne levait jamais les yeux pour dévisager quiconque, ayant compris qu’il était habité par des fragments de ces corps."
   


Catherine SIMON, LE MONDE DES LIVRES, 26 octobre 2012 


Ceux qui lisent de la littérature arabe moderne n’auront pas été surpris de voir le monde arabe en ébullition. Du Maroc au Yémen, les romanciers ont réclamé avec ardeur davantage de liberté, la fin de tabous étouffants et le droit de demander des comptes aux dirigeants. Lorsque la foule a envahi la place Tahrir [au Caire, le 25 janvier dernier] et défilé dans les capitales arabes, les écrivains étaient en première ligne.

La littérature arabe connaît un extraordinaire renouveau. “La poésie est le registre des Arabes”, dit un vieux dicton. Aujourd’hui, c’est le roman. Rarement autant d’écrivains s’étaient colletés aussi passionnément aux sujets qui agitent aujourd’hui les sociétés arabes : la liberté politique, la révolution sexuelle, les droits des femmes, la religion, l’intégrisme, les effets oppressants de la tradition, de la famille et des préjugés. Les romanciers se sont lancés en avant du mouvement pour la liberté et le changement[...].

Depuis quatre ans, la fondation Booker attribue chaque année une récompense au meilleur roman en langue arabe, et ce Prix international du livre arabe [appelé communément le Booker arabe] s’est imposé comme la référence en matière de qualité. Il a été décerné le 14 mars à Abou Dhabi, la veille de l’ouverture de la Foire internationale du livre, et a fait sensation pour deux raisons : d’abord parce que, au terme de plusieurs heures de délibérations, le panel de jurés indépendants n’est pas parvenu à départager les deux candidats en tête et a donc décidé de leur remettre le prix ex aequo ; ensuite parce que les lauréats abordent dans leur livre primé tout ce qui ébranle aujourd’hui les fondations des sociétés arabes.

Pour la première fois, la moitié de la dotation de 50 000 dollars [environ 35.000 Euros] est allée à une femme. Raja Alem vient d’Arabie Saoudite, un pays qui, il y a trente ans, ne produisait quasiment pas de littérature. Son livre, Tawq al-Hamâm [Le collier de la colombe], raconte une histoire inacceptable pour les dirigeants conservateurs et les religieux saoudiens réactionnaires : situé à La Mecque, il dépeint la ville sainte comme un lieu de délinquance et d’extrémisme religieux, où les travailleurs étrangers sont exploités par une mafia d’entrepreneurs en bâtiment qui détruisent ses quartiers historiques. L’auteure oppose ce sombre tableau à la beauté des lettres que l’héroïne envoie à son petit ami allemand, un autre tabou que les autorités n’apprécieraient pas de voir brisé par une Saoudienne.

COURRIER INTERNATIONAL, d'après un article de Michael BINYON dans THE TIMES au sujet de l'édition originale du roman, 14 avril 2011.