Le Caire à corps perdu
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"On est auteur dès le moment où on traduit"
À l’occasion de la parution de son premier roman, Le Caire à corps perdu (éd. Vents d’ailleurs) et de Muses et égéries, sa dernière traduction de Gamal Ghitany (éd. du Seuil), j’ai eu envie d’interroger notre collègue arabisant Khaled Osman sur sa pratique de la traduction et son entrée en écriture. L’entretien a commencé dans un pub irlandais à Paris, et s’est achevé à la terrasse des Deux Suds, dans la cour intérieure de l’Espace Van Gogh à Arles. Du Nord au Sud, et du Sud au Nord, tel est le voyage auquel il nous convie. Emmanuèle Sandron: À l’aéroport égyptien où il vient d’arriver, un inconnu craint le passage à la douane. Il n’a rien à se reprocher, mais il n’a jamais aimé les formalités. Et au Caire, tout est possible… Il n’a prévenu personne pour ce voyage au pays des origines. Il veut reprendre le contact à son rythme et à sa façon… Il choisit de s’installer dans une petite pension de famille. Dans le taxi, il est pris d’un malaise. Le chauffeur panique, l’abandonne sur un banc et repart sur les chapeaux de roue, emportant par mégarde toutes les affaires de l’étranger... C’est ainsi que commence ton premier roman, paru récemment chez Vents d’ailleurs. À partir de là, tu cultives les paradoxes: le taxi a bien mené le protagoniste principal à destination, mais l’homme, frappé d’amnésie, l’ignore. Lui qui, une heure plus tôt, avait peur que son pays se dérobe à lui, c’est sa mémoire qui le fuit. Khaled Osman: Je crois que ce thème du retour au pays hante tous ceux qui, à un titre ou à un autre, sont partagés entre deux cultures. Et ce retour rêvé est forcément porteur de ces paradoxes que tu as décelés: décalage entre des souvenirs idéalisés et une réalité changée, entre la vision dépréciative portée par l’Occident et la conscience du personnage d’appartenir à une culture si riche. Ce livre, ce serait le livre de la mémoire, de la quête d’identité? Es-tu parfois saisi de cette crainte, d’être un homme sans papiers, sans mémoire? Je pense que certaines dérives actuelles nous obligent tous, porteurs de papiers ou non, à nous interroger sur ce que nous ferions si nous étions soudainement contraints de prouver qui nous sommes. Mon projet était de montrer à travers un parcours romanesque comment les hommes se construisent une identité, en tâtonnant, en allant puiser au fond d’eux-mêmes ce qui est réellement constitutif de leur personnalité. Nassi, l'Oublieux, se souvient en réalité de beaucoup de choses. Très naturellement, ce qui va l’aider en premier lieu, ce sont des bribes de poèmes, des extraits de romans, des intrigues de films. Les extraits que tu as choisis viennent-ils comme des pierres de gué pour aller d’un endroit à l’autre du récit? Mon narrateur n’a plus de points de repère. J’ai utilisé des extraits qui m’ont marqué dans la littérature et le cinéma égyptiens comme des moments forts, des points lumineux auxquels il se raccroche. Ce sont bien sûr des textes avec lesquels j’ai vécu, que j’ai aimés. Alors oui, je me suis fait plaisir, mais ces extraits jouent un vrai rôle dans le livre et dans son dénouement, c’est l’intrigue qui les a amenés et non l’inverse. C’est une façon pour moi de montrer que la littérature participe de ce que nous sommes. C’est un "principe actif". Tu as bien sûr été attentif à nommer les auteurs des traductions que tu cites. Tu as traduit ou retraduit certains poèmes. Dans ce cas, tu signales "tentative de traduction". Pourquoi ce mot, "tentative"? Je considère qu’en poésie, toute traduction ne peut être au mieux qu’une tentative, plus encore dans le cas de la poésie arabe – dont la concision et la force d’impact sont inégalables. Le foisonnement devient alors un piège mortel. Pour le surmonter, il faut privilégier les images fortes, rogner le texte français jusqu’à l’os, mais même avec ça, on est parfois obligé de restructurer un peu le poème, j’ai parfois dû transformer une strophe de quatre vers arabes en six vers français. Tu évoques aussi un film tunisien de Mahmoud Ben Mahmoud, Traversées, où deux hommes prennent la malle à Ostende. Refoulés à Douvres, ils repartent pour la Belgique, où ils sont aussi déclarés persona non grata. Ballottés entre deux pays, voyageurs sans droit de cité, ils sont des prisonniers du passage, ni d’ici, ni de là. Est-ce ainsi que tu te vois, toi? D’Égypte quand tu es en France et de France quand tu es en Égypte? Et cet exil à soi-même est-il la condition pour traduire? Et pour écrire? Peut-être... Dans mon cas tout au moins, c’est ainsi que les choses se sont passées. Cette position à l’intersection de deux cultures, que j’ai toujours vécue comme un privilège inestimable (un "supplément d’âme"), a parfois des accents de malédiction. Par exemple, au moment où j’ai entamé l’écriture de ce livre, je me sentais complètement perdu... Complètement perdu? Bon, tu sais bien que j’exagère toujours un peu... Disons que j’avais cru être aux deux endroits à la fois, et que tout d’un coup, je n’étais nulle part. C’est peut-être ce désarroi qui m’a convaincu de commettre l’irréparable… – je veux dire d’écrire. Comment as-tu construit ton livre? A côté de ces réminiscences littéraires ou cinématographiques, je voulais que la quête du personnage principal passe par les sens, qu’il renoue avec le Caire de son enfance, et donc avec une partie de lui-même, à travers des odeurs – celle des « œufs au plat frits dans l’écume de beurre » ou encore celle du jus de canne à sucre –, mais aussi à travers des ambiances sonores ou des bruits. Le Caire à corps perdu, extrait:
Si la physionomie des bâtiments ne lui inspirait rien, peut-être valait-il mieux se fier aux bruits et aux odeurs ? Il ferma les yeux, sollicitant ses autres sens… [suit la réminiscence d’une collision de train survenue dans l’enfance]. Le carillon du passage à niveau résonnait encore dans sa tête quand il entendit la voix de Faouzi, qui semblait lui parvenir à travers une gangue de coton. Ce dernier s’apprêtait à l’invectiver mais il leva la main pour l’arrêter : – Faouzi, ne dis rien, contente-toi de me répondre : jusqu’à maintenant, on n’a vu aucun passage à niveau, n’est-ce pas ? – Où ça ? Ho là, mais tu retardes sérieusement, l’ami ; les passages à niveau, c’était bon à l’époque du train ! Maintenant nous avons le métro, cher monsieur, et d’ailleurs ce sont tes amis français qui… – La rue où on habitait… Elle était coupée par une voie ferrée ! Comment es-tu entré en écriture? Est-ce une chose à laquelle tu pensais depuis longtemps? C’est plutôt que je me disais: "N’y pense même pas! Tu n’as aucune imagination!" Traduisant de grands auteurs, je ne voyais pas ce que je pouvais apporter de plus, rien qui mérite d’encombrer les librairies. J’étais persuadé de n’avoir rien à dire, rien à raconter... un trou noir. Un trou noir?! Comme celui duquel Nassi tente d’émerger pour retrouver qui il est tout en découvrant son pays? C’est vrai, cette métaphore du trou noir rejoint la notion de désarroi dont on parlait tout à l’heure. Je n’ai probablement pas choisi pour rien ce dispositif de l’amnésie: celle-ci fonctionne comme une occultation de certaines contradictions que le personnage n’arrive pas à résoudre. Il lui faut en passer par un long cheminement – c’est en cela que son parcours est romanesque – pour diagnostiquer le mal et parvenir à une ébauche de solution. Te sens-tu davantage auteur maintenant que tu as publié un livre sous ton nom? Pour moi, on est auteur dès le moment où on traduit. Pas seulement parce que la traduction est - bien sûr - un acte de re-création, mais aussi parce qu’au moment où on traduit, on fait passer plein de choses de soi, des choses qu’on a vécues soi-même dans le temps précédant la traduction, de sorte que celle-ci est marquée par notre propre biographie, et aussi par l’empathie qu’on a ou non avec l’auteur qu’on traduit. Tu me disais tout à l’heure que tu voulais retrouver et préserver cette ressource précieuse (la littérature arabe) comme l’est la cargaison du "chameau de l’eau" dans Le Ravin du chamelier, d’Ahmad Aboukhnegar (un des romans que tu as traduits). N’est-ce pas en quelque sorte ce que cherche à faire Nassi ? Pour mieux se connaître lui-même, il est amené à aller vers les autres. Je me rends compte en te parlant que tout ce que j’ai accompli – que ce soit dans mon parcours personnel, dans mes traductions ou dans l’écriture – s’inscrit dans une certaine cohérence… Finalement, je ne suis peut-être pas si perdu que ça? (Rires) Un grand merci, Khaled ! Propos recueillis par Emmanuèle Sandron pour la revue Translittérature, septembre 2012 |
Après avoir traduit une quinzaine
d’oeuvres de fiction, romans et récits d’écrivains célèbres tels que
Naguib Mahfoud, Gamal Guitany, Ahmed Alaidy (Egypte), Sahar Khalifa
(Palestine) Inaam Kachachi (Irak), Ali al-Muqri (Yémen), publiés aux
éditions du Seuil, Sindbad/Actes Sud et Liana Levy, il devient à son
tour romancier et publie son premier roman aux éditions Vents
d’ailleurs. Nadia Agsous: Vous venez de publier votre premier roman. Qu’est ce qui a motivé cette
orientation vers l’écriture romanesque ? Propos recueillis par Nadia Agsous pour le site LeLittéraire.com, septembre 2012
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