roman
de Khaled Osman, éd. Vents d'ailleurs, 2011
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Cahier
d'un retour au Caire natal
Il est ici, et
ailleurs. Il sait que son identité est plurielle, riche, dérangeante
parfois. Le narrateur du roman de Khaled Osman, Le Caire à corps perdu,
fait partie de ces gens-là: les bi-nationaux. Un jour, après de longues
années passées en Europe, il décide de retourner au Caire, sa maison
natale, celle de l’origine.
Il pensait renouer ainsi avec ses racines, son enfance, ses
grands-parents, et finalement lui-même. A son arrivée, il perd une
partie de sa mémoire après un accident de voiture. Ce qui complique la
situation. Il pensait débroussailler son passé à coup de faucilles...
il lui faudra finalement une faux, capable de dégager toutes les
mauvaises herbes qui obstruent sa mémoire.
Comme le petit Marcel
(de Combray), le narrateur arpente les rues et se prête à l’exercice de
la réminiscence. Il suffit seulement de remplacer la madeleine par du foul. Vécus par le personnage ou
inspirés d’autres fictions, ses souvenirs refont peu à peu surface.
En creux, le personnage brosse le portrait de la société égyptienne
: sanguine, traversée par de fortes inégalités, conservatrice.
Beaucoup vous le diront: l’Egypte est un pays clivant, on l’aime ou on
le quitte. Lui, le narrateur,
passe de l’exaspération à la tendresse. Mais il comprend très
vite que sa terre natale est le fruit de cette dualité.
Nadéra BOUAZZA, sur le site SLATEAFRIQUE, 24 mai 2013 (article suivi d'un
entretien avec l'auteur)
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Trop
de mémoire
On
ne peut s’empêcher en lisant le premier roman d’un traducteur reconnu -
Khaled Osman a été récompensé à plusieurs reprises pour ses traductions
de Naguib Mahfouz ou Gamal Ghitany - de guetter l’imprégnation de la
langue des "autres", ceux dont il est le passeur talentueux.
Pour contrer cette lecture un brin perverse, l’auteur qui semble avoir
tout prévu (ce n’est pas le moindre défaut
de ce récit suréquipé) construit une narration trouée de
réminiscences littéraires et cinématographiques qui sont autant de fragments non dissous, flottant parfois
maladroitement
à la surface de l’amnésie partielle du personnage central. Victime d’un
malaise dans le taxi qui le ramène au centre du Caire sa ville
d’origine, l’homme venu de France pour se retrouver, perd tout et
surtout son identité ; il devient Nassi "l’Oublieux" pour la
chaleureuse compagnie (tous formidables, pas de traitre à signaler
[sic, NDLR]) de la pension de famille qui le recueille
généreusement ; galerie de portraits couronnée par la mère de
substitution Sett Baheya, figure si souvent
approchée dans les arrière-boutiques des maîtres cités plus
haut. Panorama de la grande culture égyptienne et heureusement loin des nouveaux clichés
déployés à partir de la place Tahrir, Le Caire à corps perdu peine
à sortir de l’écriture "littérature de jeunesse" avec ses dialogues
appliqués et ses bons mauvais sentiments. Trop apprêté, empesé pour
l’examen de passage... Vite, comme le héros toujours sans nom à
la fin du roman, il faut donner "un
vigoureux coup de pieds dans la couche de joncs et de lichens qui
tapissent le lit du fleuve" pour reprendre un peu d’air frais,
comme nous y invite la collection Vents d’ailleurs aux si belles
jaquettes.
Marie-Jo
DHO, sur le site ZIBELINE.FR, avril 2013
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Khaled
Osman est un traducteur prolixe (Naguib Mahfouz, Gamal Ghitany, la
Palestinienne Sahar Khalifa ou la Saoudienne Raja Alem) et talentueux
puisque son travail fut primé notamment en 1988 et en 2005. Avec Le Caire à corps perdu,
il livre un
premier et riche roman dont
[...]la langue, sensuelle et suave, donne à entendre les bruits et les
mots de la capitale égyptienne, portés par un populo bariolé, joyeux,
farceur, empathique et gaillard.
Un Egyptien rentre
au pays après des années d’exil mais, dans le taxi qui le cueille à la
sortie de l’aéroport, notre homme est victime d’un malaise. Sayyed, le
chauffeur, le laisse inanimé devant une pension, oubliant dans la
précipitation sa veste sur la banquette arrière et sa valise dans le
coffre. L’homme se réveille amnésique, ne sachant plus rien de son
passé ni de lui-même. Seuls des extraits de romans ou de poèmes
affleurent à sa conscience. Son identité se nourrit de ces pages lues
et de son présent, au sein d’une pension où la patronne, Sett Baheyya,
et les locataires (Faouzi, l’éternel étudiant en médecine, Ibrahim, le
gardien, Khadra la femme de ménage et cuisinière, ‘Azza, l’étudiante en
économie politique…) font assaut de prévenance, de solidarité et
d’amitié pour réconforter et aider, celui qu’ils surnomment Nassi, à
retrouver le chemin de son identité perdue.
Cajolé, choyé, Nassi
vit de ces marques d’amitié et de ses réminiscences littéraires au
point de se dire qu’il n’a peut-être besoin de rien d’autre. Serait-ce
une façon de prendre quelque distance avec l’impératif mémoriel, la
dictature des sédiments et le fardeau des fausses fidélités qui
finissent par écraser les vivants? "Malgré
toute son horreur, cette amnésie provisoire avait tout de même du bon:
elle lui permettait de renouer directement avec son enfance en passant
outre les idées noires, les angoisses et les appréhensions qui
encombraient ordinairement son esprit".
Des
souvenirs lui reviennent, par bribes, réveillés par ses promenades dans
les rues et les lieux de l’enfance et par des odeurs de cuisine (le
petit déjeuner à la pension, un plat de fèves, le jus de la canne à
sucre dans la rue ou le qamareddine...).
Pour remonter le fil de la mémoire et du passé, Khaled Osman construit un
habile procédé littéraire
où les pérégrinations mémorielles de son personnages se doublent d’une
enquête menée par les services de police. Car le capitaine Mounir (et
sa zélée Nesrine) veille et surveille ces expatriés qui reviennent au
pays pour y semer le désordre, bousculer les ordonnancements
politiques, les constructions nationalistes et identitaires.
L’émigré-immigré est partout un empêcheur de vivre en rond...
Accompagné de Faouzi, Nassi déambule dans la ville qui elle aussi a
perdu ses repères - "Alors
il n’y a pas que moi qui perd la mémoire, le pays tout entier est en
train d’oublier son passé!". Celui lointain, des origines
- "A écouter certains,
on pourrait croire que notre civilisation n’a véritablement émergé
qu’au septième siècle"
- ou celui, plus proche, riche d’une diversité culturelle et humaine
aujourd’hui disparue. Il se tourne vers Raouf Effendi, un vieil
archiviste qui, au fond d’un petit café discret où l’on peut siroter un
cognac, lui propose trois identités possibles dont celle d’un indic des
services! Nassi, tel un Driss Chraïbi, s’emporte: "Un
être humain ne se réduit pas à son parcours [...]. Ce qui ne ment pas,
en revanche, ce sont les convictions, les valeurs les principaux traits
de caractère! C’est pourquoi je te le dis et le répète: ce type n’est
pas moi."
Nassi pressent qu’il pourrait bien venir
de France. Il s’en va interroger les services du consul. Mais voilà, la
France, patrie des droits de l’homme et du raffinement, goûte davantage
l’antique et les vieilles pierres, un peu moins le pays et son peuple.
Là où d’autres candidats à l’exil subissent quotidiennement files
d’attente, vexations administratives, condescendance et plus récemment
procès en criminalisation, lui essuie simplement une suspicion polie
et une fin de non-recevoir. Renvoyé à une non-réalité, un bannissement,
une absence d’identité, "les
vieux
démons ressurgissent: sa part d’ombre qu’il a toujours portée comme un
fardeau. [...] Cette impression de n’appartenir à aucune collectivité,
de n’être chez lui nulle part, d’avoir le mal du pays où qu’il se
trouve. Au fond, il n’a jamais su trouver sa place, et ce qui lui
arrive en ce moment ne fait qu’entériner tragiquement un état de fait
préexistant."
Le Caire et ses habitants sont l’autre personnage de ce roman. Khaled
Osman montre l’humour, le goût pour la dérision, la solidarité,
l’entraide, la légèreté et la joie de vivre de la rue cairote malgré la
pauvreté et les frustrations. Ainsi, demander son chemin
à un
Egyptien comporte quelques risques: le natif du cru brille moins par la
rigueur que par l’impérieuse préoccupation de rendre service, quitte à
vous éloigner de votre destination. Le souci de l’autre importe plus
ici que l’exactitude topographique. Ces marques d’attention et ces
bonnes intentions ne valent-elles pas mille fois mieux que
l’indifférence qui court les rues des capitales occidentales?
D’ailleurs, Nassi se dit fatigué de l’Europe, de son individualisme et
des plaintes des nantis. Il avait besoin "de revenir à la simplicité,"
(un plat de fèves partagé avec une galette de pain baladi), "à l’imprévoyance et au
fatalisme".
Peut-être l’auteur force-t-il ici un peu le trait sur les
qualités
respectives et les défauts spécifiques des deux sociétés. A moins qu’il
ne s’agisse de montrer, par un effet de contraste, les dérives d’une
modernité à la sauce occidentale qui imprègne aussi les identités des
sociétés arabes, et ici Le Caire et ses habitants: multiplication des
projets immobiliers, individualisme croissant, perte des valeurs et des
repères... Pour autant, les amoureux continuent de flirter sur les
rives du Nil ou sur les hauteurs du Muqattam où, malgré le moralisme
ambiant, ils se retrouvent pour "se
déclarer leur flamme" et croire
"encore à la vie...".
A
la pension, Nassi reste un homme sans nom. L’amnésie, comme la
littérature, sont aussi un refuge, une façon de fuir le réel, sa
dictature et ses contraintes. Pour retrouver son identité, peut-être
devra t-il, lui aussi, croire de nouveau "à la vie".
Mustapha HARZOUNE, HOMMES ET MIGRATIONS, décembre 2012
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"Cette
révélation l’avait entièrement déboussolé. Il avait regagné
précipitamment sa chambre où il avait perdu du temps à tourner en rond,
sondant désespérément sa mémoire à la recherche d’un indice quelconque.
Complètement affolé, il regardait autour de lui, jetait des coups d’œil
dans la rue. A plusieurs reprises, il avait fouillé dans les poches de
son pantalon, cherchant avec fébrilité le moindre papier qui pourrait
lui servir d’indice, mais il n’y avait rien d’autre que les quelques
billets froissés". Ce texte est extrait du premier roman
de Khaled Osman, traducteur
d’œuvres de fictions d’auteurs arabes célèbres tels que Naguib Mahfouz,
Gamal Ghitany, Sahar Khalifa et bien d’autres.
[...] Raconté à la troisième personne, Le Caire à corps perdu
promène les lecteurs/trices sur une échelle de temps qui oscille entre
le présent d’énonciation [...] et le passé qui renvoie à deux
périodes, l'une lointaine - son enfance, lorsqu'il
vivait encore au
Caire, ou son adolescence, notamment lors de ses retours sporadiques
dans sa ville natale -, l'autre
proche - sa vie d’adulte en Europe
où il a exilé depuis de très nombreuses années.
Structuré en trois parties suivant un schéma chronologique, le récit
est agrémenté de poèmes dont la fonction est de deux ordres: d’une
part, révéler le protagoniste dans sa sensibilité, son humanité et sa
singularité, d’autre part, procurer du plaisir en créant une ambiance
poétique qui suscite le rêve et l’évasion. Cette approche permet de
tisser une complicité entre les lecteurs/trices et le personnage
principal qui, dès son arrivée au Caire après sept années d’absence,
est frappé de manière tout à fait imprévue d’une amnésie partielle
[...] Cet événement inopiné agit sur le protagoniste comme un
détonateur qui va l’immerger dans les dédales de sa mémoire et dans les
affres de l’exil et du "déracinement". Il va assister malgré lui au
déferlement de souvenirs, de mots, de phrases, d’images dont le rôle
explicite est de le révéler aux lecteurs/trices et de mettre à nu ses
sentiments et ses peurs les plus archaïques.
Et voilà Nassi - "L’oublieux" - en compagnie d’âmes
généreuses, un groupe d’hommes et de femmes, vivant dans la pension de
Sett Baheyya, reconstituant son puzzle identitaire, pièce par pièce, en
parcourant les ruelles du Caire pour retrouver des éléments
identitaires et autres qui ont déserté sa mémoire.
Au fur et à mesure que l'intrigue avance, les lecteurs/trices suivent
l’action du protagoniste tout au long de son périple mémoriel, qui
prend l’allure d’une quête existentielle à la recherche d’une partie de
soi en plein cœur
du Caire, Oum el-Dounia
- la "Mère du monde". Ce vaste espace "bouillonnant", ce
"joyeux chaos" qui se métamorphose au fil des années émerge dans le
corps du récit comme un personnage à part entière. Le
choix de
la plupart des mots et expressions pour caractériser cette ville qui
prend l’allure d’une jungle urbaine laisse transparaître l’idée de
mouvement, d’énergie, de vitesse et de changement dans ses aspects
aussi bien positifs que négatifs. C’est ainsi que ce lieu du
commencement et de l’aboutissement revêt, à travers les descriptions de
l’auteur, une dimension essentiellement antagonique. Tantôt belle,
tendre, généreuse, humaine, solidaire, libératrice. Tantôt cruelle,
maltraitante, autoritaire, policière, broyeuse. Et si le Caire est
représenté comme ville lumière, ville savoir, ville séduction, ville
rédemption, il est en contrepartie décrit comme une ville chaotique,
désarticulée, tentaculaire, paranoïaque, anthropophage. Ainsi, cette
terre natale que Nassi s’évertue à se réapproprier tant bien que mal se
présente, sous la plume de l’auteur, comme une immense terre qui attire
et avale, aguiche et rejette, séduit et expulse ses "enfants": hommes
et femmes, enfants et adultes.
Tout au long de cette recherche de soi, au coeur de cette "énigme de la
confusion des temps entre enfance et âge adulte" dont souffre Nassi, [...]l'auteur
ose une incursion dans l’intériorité de son personnage principal, une
introspection qui confère au récit davantage de profondeur. Par
ailleurs, il se dégage de la description du protagoniste une dimension
essentiellement émouvante qui suscite la sympathie des lecteurs/trices.
Ceux-ci sont entraînés dans un flux émotionnel qui les incite à
éprouver un sentiment de complicité et d’attachement à cet homme féru
de poésie qui s’investit corps et âme dans le processus d’élucidation
du mystère de son amnésie.
D’événement
en
événement, de découverte en découverte, de questionnement en
questionnement, de surprise en surprise, de révélation en révélation,
les lecteurs/trices vibrent au rythme de cette histoire livrée bribe
par bribe telle une intrigue policière. Et au cœur de ce
récit
qui interroge le rapport à l’exil ainsi que les liens d’appartenance
personnelle, subjective au pays natal, le protagoniste, Nassi, dont le
prénom d’adoption revêt une dimension emblématique dans le sens où il
résume sa situation et renvoie à sa problématique, joue deux rôles
[...]:
- Il est cet "être de papier". Imaginé. Imaginaire. Conçu par l’auteur
comme le personnage principal qui, au fur et à mesure, devient sous
l’œil intéressé des lecteurs/trices un être réel qui pense et agit de
manière émouvante et attachante au cœur d’une intrigue qui, par
certains aspects, prend l’allure d’un portait psychologique. C’est
alors qu’il émerge comme l’acteur-symbole par lequel l’histoire prend
corps, se développe et se dénoue. Nassi devient ainsi un tisseur de
liens entre les lecteurs/trices et les personnages secondaires dont la
générosité, l’entraide et le partage ont une fonction essentiellement
structurante tout au long de son examen identitaire. Par ailleurs,
Nassi endosse le rôle de "guide" proposant aux lecteurs/ trices une
promenade à travers les ruelles contrastées du Caire.
- Nassi est l’objet d’une histoire personnelle et éminemment subjective
qui met en lumière l’existence d’un sentiment de mal-être et de
décalage. D’une part, dans la société d’accueil caractérisée par
"l’individualisme forcené, les agendas planifiés, la vie réglée au
millimètre...". Et d’autre part, dans le pays natal, ce lieu de "la
simplicité, de l’imprévoyance et du fatalisme", où après
sept années
d’absence, il prend conscience de la nécessité de s’accepter et de
renouer avec les siens. Ainsi, en se détachant du lieu où il a vécu de
longues années, Nassi opère un rattachement à "l’objet perdu", en
l’occurrence sa ville natale et le capital de souvenirs et de valeurs
humaines qu’il s’évertue à se réapproprier physiquement et mentalement.
Le
Caire à corps perdu
est un roman intimiste dont l’écriture alerte, tendre, colorée invite à
suivre le cours d’une introspection qui met en perspective le récit
de la quête existentielle d’un exilé.
L'élucidation et
le dénouement de cette quête s’opèrent dans la douleur et la prise de
conscience de
la nécessité de s’accepter afin de se réapproprier son passé pour faire
émerger la partie de SOI refoulée dans un inconscient personnel qui,
peu à peu, s’ouvre sur le collectif et ainsi sur les "autrui
significatifs" : "S'il
consentait
enfin à s’accepter et à prendre la réalité comme elle venait, son mal
refluerait de lui-même et il parviendrait à se réapproprier son passé
ainsi que tous les noms qui le balisaient.", écrit Khaled Osman dans le
corps du roman (p. 251).
Nadia
AGSOUS, LA CAUSE
LITTERAIRE, 21 mars 2012
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À l’heure où, en essayant de comprendre ce qui se passe en Égypte, on
perd son latin, le titre de ce livre ne peut être qu’une invitation à
la lecture. Les éditions Vents d’ailleurs le publiant, j’y ai vu, pour
ma part, un gage de qualité et l’espoir d’appréhender un peu mieux
l’actualité, persuadée que voyager, grâce à la littérature, aide à
comprendre ce qui se passe ailleurs. [...]
Curieusement, on ne trouve, dans le premier chapitre, ni lieu précis,
ni date, ni le nom du personnage principal du livre. On apprend qu’il
avait pris l’habitude de mémoriser des poésies et que ce jour-là, il a
un trou de mémoire et n’y porte pas attention. Cet incident survient
alors qu’il est en pleine réussite sociale et mène une vie trépidante.
Égyptien parfaitement intégré, grâce à son niveau intellectuel, dans
son pays d’accueil (un pays occidental), il s’interroge sur la vacuité
de son existence et pense que "la
vision, certes idéalisée par des années d’éloignement, qu'il avait
conservée de l’Égypte était désormais mise à mal par l’image brouillée,
inquiétante, chargée de préjugés et d’amalgames, qu’on lui en renvoyait
à présent". Il décide donc de partir pour l’Égypte où il n’est
pas allé depuis de nombreuses années.
Le premier contact avec son pays sera difficile. Le capitaine Mounir,
chargé de contrôler les arrivées à l’aéroport, s’intéresse peu aux
touristes, "cette déferlante de
bermudas, de tongs, d’espadrilles à lanières montantes et de lunettes
de soleil haut perchées sur la chevelure", beaucoup plus aux
expatriés gangrenés par les idées de l’Occident, et le retient dans son
bureau. Dans cette scène, tout l’arbitraire d’une dictature et la
violence sous-jacente qu’il perçoit, le bouleverse. Khaled Osman, avec talent, décrit cette
ambiance si lourde que les touristes ne perçoivent aucunement.
Deux mondes parallèles, dans un même lieu, se côtoient et s’ignorent.
Sorti de l’aéroport, il monte dans un taxi opérant en marge de
l’aérogare. Décidé à retrouver l’Égypte profonde, "imprévoyante et fataliste",
lassé par l’Occident où tout est planifié, il demande à être conduit
dans un petit hôtel familial. À peine a-t-il le temps d’entrevoir Le
Caire, "cette ville de chair et de
sang",
que sa vie bascule: pris d’un malaise, il s’écroule inconscient. Le
chauffeur le dépose devant une pension de famille, lieu central du
roman. [...]
À travers une galerie
de personnages variés et la quête du personnage principal, nous
découvrons le Caire et ses habitants, l’Égypte, son histoire, sa
complexité, "sa diversité où tous
les extrêmes sont présents".
La première phrase que j’ai écrite à propos du livre de Khaled Osman,
après avoir lu quelques chapitres, est la suivante : "Indéniablement, il y a une
trame romanesque qui tient le lecteur en haleine. Ce livre a cette
chose essentielle, qui donne envie de lire la suite, de le dévorer et,
parallèlement envie, de ne pas aller trop vite pour ne pas le finir et
devoir,à regret, le quitter. Comme dans les livres de Belaskri
et Sansal, l’histoire et l’Histoire y sont entremêlées." Sans la
renier, le livre refermé, je peux ajouter : tout comme l’histoire du
personnage ne se finit pas à la dernière page, les questionnements qu’il suscite en
nous ne sont pas terminés, juste amorcés.
Le personnage principal, en quête de son identité, est ballotté entre
deux civilisations, deux modes de vie. Il a oublié les noms, les dates.
Il prend conscience que sa mémoire sélective l’empêche d’affronter la
réalité, réalité douloureuse de celui qui n’est pas satisfait de sa vie
et a perdu de vue l’essentiel. D’où sa façon de se réfugier dans les
films, la poésie et la littérature qui, à travers la fiction, posent
les vraies questions. Et l’essentiel n’est-il pas d’essayer de trouver
la quintessence de valeurs universelles?
Dans son livre, Khaled Osman n’épargne en rien la société égyptienne,
le pouvoir policier inquisiteur, répressif, dictatorial,
l’obscurantisme religieux qui veut gérer la vie des gens, les
traditions parfois archaïques, l’absence de libertés individuelles et
politiques, les droits des femmes bafoués, la corruption, la misère,
les inégalités, le désespoir d’une partie de sa jeunesse... mais il
n’épargne pas non plus les sociétés occidentales où, obsédés par
l’envie de réussir, d’être efficaces, toujours pressés, nous oublions
l’humain, le partage et la solidatité, "le lien social chaleureux". Les
codes sociaux, par ailleurs, étant différents d’un pays à un autre, l’incompréhension peut être totale
entre les personnes de cultures différentes. Le héros du livre, qui a vécu longtemps en
Occident, a oublié certains codes de son pays d’origine. Un
passage illustre cela de façon humoristique et savoureuse:
demander son chemin en Égypte et ne pas comprendre pourquoi les
personnes interrogées vous égarent! [...]
L’Occident est persuadé d’être le modèle démocratique, garanti par les
lois. Nous parlons de choc de civilisations, sûrs d’être les "vrais"
civilisés, souhaitant transposer et faire adopter nos valeurs à
l’ensemble de l’humanité. Khaled
Osman, à travers son livre, tout en défendant les acquis du Siècle des
Lumières et de la Révolution Française, nous invite à nous interroger
sur notre mode de vie, à partir à la découverte des autres. Une
liste de films, de livres, de poésies, de textes religieux du monde
"arabe", comme nous l’appelons, dont les extraits émaillent la mémoire
de son personnage, est indiquée en annexe. L’envie qu’elle provoque en
nous de les découvrir n’est pas une fin, mais un commencement.
Danièle
BONAMY
, revue
l'ANACOLUTHE, décembre 2011
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Prémonitoire
Khaled Osman est connu
pour sa remarquable traduction du Livre
des illuminations
de Gamal Ghitany (Seuil, 2005) ainsi que deux romans de Naguib Mahfouz
[...]. Il vole désormais de ses propres ailes avec ce premier roman qui
suit le retour au pays d'un vieil homme après une décennie passé à
l'étranger.
Il est tout de suite interpellé par la police qui s'inquiète. Un choc
lui fait perdre la mémoire, partiellement. Il se retrouve alité dans
une pension de famille. Avec seule la poésie comme compagne. Car son
identité est aux abonnés absents. Entouré par la patronne de
l'établissement il tente de recouvrer sa personnalité. Mais plus il
enquête plus le mystère demeure. [...]
Plongée dans
l'Egypte moderne, ce roman est effrayant. Il dépeint Le Caire comme
une terrible machine à broyer les hommes. Une ville étouffante. Mais
aussi très attachante [...]
Prémonitoire,
ce roman écrit un an avant la révolution de janvier 2011, donne les clés pour mieux
comprendre ce qui s'est passé en Egypte. Et ce qui attend
les égyptiens si rien ne change...
La
rédaction,
LELITTERAIRE.COM, 14 octobre 2011
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Certains romans nous laissent perplexes.
Nous continuons à cheminer
avec les personnages, mais nous savons que la disparition du livre
oublié dans une gare ou chez un(e) amie ne nous fera pas rebrousser
chemin [NdlR: j'espère
effectivement que le roman a été récupéré par quelqu'un d'autre -
peut-être bénéficiera-t-il ainsi d'une autre lecture].
Pourquoi? Il manque une conviction à l’auteur de donner "chair", un
sens à sa quête créative.
Khaled Osman écrit son premier roman. Traducteur de littérature arabe
contemporaine, sa double culture égyptienne et française lui facilite
les allers retours dans les souvenirs qu’il prête à Nassi, le présumé
égyptien retourné au Caire devenu en partie amnésique, suite à un
évanouissement. Dès les premières pages, des bribes de poèmes jalonnent
le roman. Malgré
l’intérêt de découvrir des extraits d’auteurs égyptiens, palestiniens
ou libanais, les
artifices employés par l’écrivain sautent aux yeux et empêchent de
s’immerger dans le livre.
Simone de Beauvoir propose dans L’existentialisme
et la sagesse des nations une réflexion sur la littérature
et la métaphysique : "On espère dépasser sur le plan imaginaire les
limites toujours trop étroites de l’expérience réellement vécue. Or
ceci exige que le romancier participe lui-même à cette recherche à
laquelle lui convie le lecteur... S’il fait impression sur lui pour lui
arracher son adhésion à des thèses préétablies, s’il ne lui accorde
qu’une illusion de liberté, alors l’œuvre romanesque n’est qu’une
mystification incongrue (p. 75)". Khaled
Osman met en scène des hommes et des femmes, certains sympathiques,
d’autres retors. Ils se rencontrent, échangent et donnent un aperçu des
cairotes se démenant dans un quotidien de survie. Ce sont toutefois des
stéréotypes, pas des personnes vivantes.
Pour vibrer au rythme du Caire et de ses habitants, je conseille plutôt
la lecture jubilatoire de Poils
de Cairote de Paul Fournel paru en 2004 aux Éditions du
Seuil. À travers les mails envoyés chaque jour à ses amis, il se
raconte et partage des observations sur la ville surchauffée aux sens
propre et figuré. Il commente, réagit et nous entraîne dans ses
pérégrinations pleines d’humour et d’empathie envers les habitants.
Khaled Osman serait bien inspiré de le lire: il découvrirait ce que
veut dire Le Caire à
corps perdu [NdlR:
Merci du conseil - l'avais déjà lu et trouvé assez plaisant].
Brigitte
DUJARDIN, revue
ARES, octobre 2011
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Le
pays de
Nassi
Dans un premier roman très original, Le Caire à corps perdu , Khaled
Osman donne un tableau de l’Égypte tout en pleins et en déliés et fait
le portrait en creux d’un homme qui s’est perdu de vue.
À
l’aéroport égyptien où il vient d’arriver, un homme craint le passage à
la douane. Non pas qu’il ait quelque chose à se reprocher, mais il n’a
jamais aimé les formalités, et, ici, tout est possible... Il n’a
prévenu personne pour ce voyage au pays des origines. Il veut reprendre
le contact à son rythme et à sa façon [...]
Khaled Osman ouvre ce roman sur un double paradoxe.
Le taxi a bien mené le protagoniste principal où celui-ci voulait
aller, mais l’homme, frappé d’amnésie, l’ignore. Il
est là où il voulait être, mais il ne le sait pas. Et lui qui, une
heure plus tôt, avait peur que son pays se dérobe à lui, c’est sa
mémoire qui le fuit.
L’homme sans papiers ni mémoire est accueilli à bras ouverts par Sett
Baheyya, la patronne, et par ses pensionnaires. Ils ont tôt fait de le
baptiser Nassi, celui qui oublie. Avec Faouzi, l’éternel étudiant en
médecine, et un petit monde d’autres personnages plus attachants les
uns que les autres, Nassi va essayer de revenir à lui en renouant avec
l’Égypte.
L'Oublieux se
souvient en
réalité de beaucoup de choses, et c’est une des forces de ce livre qui
brasse des thèmes existentiels dans une langue très belle. Très
naturellement, ce qui va l’aider en premier lieu, ce sont des bribes de
poèmes, des extraits de romans, des intrigues de films. Ces références
précisent bien sûr les goûts esthétiques du narrateur, mais pas
seulement – heureusement, car le risque aurait été grand, sinon, de ne
donner à l’arrivée qu’une sorte d'anthologie romancée. Non, elles
jouent bel et bien un rôle actif, au sens où elles font progresser
l’intrigue, tout en la nimbant d’un charme singulier. Telles des
tessères qui, mises bout à bout, sont signe ou symbole, tous les
fragments ramenés au jour le font avancer dans sa quête pour cerner son
identité. C'est particulièrement le cas du poème qui ouvre le roman et
le referme [...]
Arpentant le Caire en tous sens, l’auteur déploie pour nous une sorte
de géographie sentimentale (mais ne l’est-elle pas toujours ?). Nassi
arrive enfin devant la maison de son enfance. La route est défigurée
par un pont, la porte est barricadée, les fenêtres, aveugles, mais ses
pieds l’ont mené plus sûrement que ses yeux au balcon de ses premiers
émois. Il tient enfin un élément concret : une adresse. L’enquête à
l’état civil ne menant à rien, il se décide à consulter un homme de
l’art, pour essayer de déterminer au moins l’année de sa naissance
[...] et l’anamnèse singulière qui s’ensuivra sera l’occasion
d’interroger la mémoire de Nassi selon un axe encore différent, celui
de l’histoire de la deuxième moitié du vingtième siècle. Dans
un va et vient perpétuel entre géographie commune et géographie intime,
culture générale et bibliothèque personnelle, grande et petite histoire
: c’est ainsi que les hommes se construisent.
Au cœur de ce Caire à
corps perdu, Nassi se souvient d’un film de Mahmoud Ben
Mahmoud, Traversées,
où deux hommes prennent la malle à Ostende. Refoulés à Douvres, ils
repartent pour la Belgique, où ils sont aussi déclarés persona non grata.
Ces deux êtres ballottés entre deux pays, voyageurs sans droit de cité,
sont des prisonniers du passage. Ni d’ici, ni de là, d’où sont-ils ?
C’est un des fils que tire ce livre sur l’exil autant que sur
l'identité, la mémoire et la confusion des espaces et des temps. [...]
Hasard des calendriers... Ce livre n’est-il pas paru trop tôt? L’auteur
n’aurait-il pas été tenté d’y ajouter un chapitre s’il avait assisté au
printemps arabe avant que son éditeur ne mette sous presse? L’Égypte
dont il nous parle est-elle la même que celle dont le cœur palpite,
plus libre, aujourd’hui? Oui, assurément. Car
s’il y a de la politique dans ce roman, il montre surtout les liens
sensuels, charnels et poétiques qui unissent le personnage à la ville
et à ses habitants.
On doit à Khaled Osman la traduction en français de plusieurs romans de
Naguib Mahfouz et d’une grande partie de l’œuvre de Gamal Ghitany, dont
Le Livre des
illuminations, salué par la critique comme son
chef-d’œuvre, et, tout récemment, Muses
et égéries. Homme
d’ici et de là, il a tissé son premier roman avec ceux qu’il a lus et
même traduits, montrant que la littérature, comme la vie, est un grand
et beau palimpseste. Avec ce voyage au pays de Nassi, il nous fait
explorer un peu plus celui de qui nous sommes.
Emmanuèle SANDRON, JOURNAL DU MEDECIN (BRUXELLES), 16 septembre 2011
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Premier roman
"Quelques années plus tôt,
un incident minuscule avait brièvement traversé le cours de son
existence."
Ainsi débute Le
Caire à corps perdu, premier roman de Khaled
Osman, par ailleurs traducteur de Naguib Mafouz et de Gamal Ghitany...
Cet
incident – un oubli de quelques strophes d’un poème – marque
chez
notre protagoniste sans nom, le début d’une phase de questionnement,
qui aboutit à son retour en Egypte, son pays natal, après quelques
années passées en Europe.
A
peine arrivé au Caire, le héros, pris d’un malaise, est recueilli dans
une pension, où il se réveille amnésique. La patronne de la pension
l’accueille à bras ouverts, dans une ambiance chaleureuse et
conviviale. Surnommé Nassi ("L'Oublieux"), il va partir en
quête
de son identité, avec l’aide des autres pensionnaires, qui sont des
personnages hauts en couleurs et attachants : la patronne, Sett Baheya
généreuse et pleine d’humanité, bien qu’elle ait traversé des épreuves
tragiques ; Selim ; Faouzi, l’étudiant bavard et oisif, etc...
Au
fil des promenades et des recherches de Nassi dans le Caire le lecteur
découvre les transformations politiques et sociales survenues depuis le
départ du héros, le bouillonnement de la cité, le poids de la
religion, la corruption de l’administration, les protestations
étudiantes, sur fond de crise économique. Nassi est resté
très
attaché à cette ville et à ses habitants. Il la décrit ainsi, "une
ville de chair et de sang, parcourue par un trafic émotionnel intense,
avec ses odeurs et ses relents, ses bruits et ses silences..."
Le roman est construit comme un roman policier: un
incident
mineur déclencheur, un passage au poste de police devant le capitaine
Mounir, qui augure mal de la suite du séjour. En effet, parallèlement à
la quête d’identité de Nassi, se déroule, à cause du pseudo flair du
capitaine, une enquête policière dont notre héros est l’objet. Occasion
pour l’auteur d’éreinter un régime politique paranoïaque et tout son
appareil sécuritaire : tous les policiers sont réquisitionnés à la
recherche de ce terroriste. L’enquête s’achèvera aussi absurdement
qu’elle a commencé. Nassi, tout à la poursuite de son identité, n’en
saura rien, et, après quelques déceptions, sa propre enquête va
connaître un rebondissement inattendu[...]
Ce roman d’errance et de quête est aussi une interrogation
sur la signification de l’amnésie, ou plutôt celle de la
mémoire. S’y
mêlent également le questionnement sur l’identité, l’exil,
l’attachement au pays natal, l’importance de la culture et de la langue
dans la construction identitaire d’un individu, les choix
individuels de vie. C’est également une
belle métaphore sur la littérature, dont la mémoire est plus forte que
celle de la vie. L’amnésie est comme une page blanche sur
laquelle le héros réécrit sa vie. Le style est alerte, le
roman est empreint d’humour et de tendresse, la tonalité est joyeuse.
Un beau roman!
Vincente CLERGEAU,
CULTURES SUD, 29 septembre 2011
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Artisan de
l'ombre
précieux, il arrive au traducteur de se passionner pour une oeuvre au
point de constituer avec l'auteur un tandem très complice.
[Présentation de sept tandems traducteur/écrivain]
[...]
Khaled
Osman et Gamal Ghitany
Il
faut quelquefois savoir prendre les devants. En 1984, Khaled Osman se
lance dans la traduction en envoyant à Sindbad par la poste deux
chapitres traduits du Voleur et les chiens d'un
certain Naguib Mahfouz. Plus tard, il force la porte des maisons
d'édition pour «vendre» Le Livre des illuminations,
d'un autre auteur Cairote, Gamal Ghitany (Seuil, 2005): «Une sorte
d'ovni de près de mille pages, pour lequel il a fallu batailler ferme.
Ces démarches de "comploteurs" nous ont beaucoup rapprochés.» En France
ou en Egypte, les deux hommes se rencontrent, discutent de termes,
employés par le seul Ghitany, éclaircissent des passages sur la
mystique soufie. Une chaleureuse complicité que Khaled Osman a tenu à
saluer [en faisant intervenir les Illuminations
dans l'intrigue de] son premier roman, Le Caire à corps perdu
(Vents d'ailleurs), publié à la rentrée. Eh oui, à force de travailler
les mots des autres, Khaled Osman, comme nombre de ses collègues, a
succombé à la tentation...
Marianne
PAYOT, L'EXPRESS,
15 juillet 2011
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