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RESUME
[...]
ANALYSE
Ce
film est tiré du roman homonyme du grand écrivain égyptien Abderrahman
Cherkaoui qui rencontra un énorme succès lors de sa parution en 1954.
On devine ce qui a pu pousser Chahine à choisir, pour sa grande rentrée
d'alors, d'adapter avec Hassan Fouad ce roman très riche de Cherkaoui
et mener enfin à bien ce projet ambitieux qu'il portait en lui depuis
longtemps. Au-delà de l'engagement progressiste bien entendu, Chahine
a certainement été séduit par le parti pris original qui consistait
à rejeter au second plan la linéarité dramaturgique pour privilégier
plutôt la description très réaliste du milieu rural et des multiples
tensions dont il est à la fois le théâtre et l'enjeu[...]
Le
résultat va être - et c'est peu dire - pleinement à la hauteur des ambitions,
somptueuse fresque poétique dédiée à la terre égyptienne, chantée sur
tous les tons et conjuguée à tous les modes. A la beauté de la campagne,
rendue par des images majestueuses (les champs de coton ensoleillés,
l'eau si précieuse jaillissant à travers les rigoles) répond l'exceptionnelle
noblesse du fellah égyptien, éternel « damné de la terre » que Chahine
est parvenu, sans en éluder la misère (l'évanouissement de la paysanne
affamée), à magnifier en rompant ainsi avec l'image ridicule qu'en avait
donnée le cinéma égyptien. A cet égard, il faut rendre hommage à la
performance de Mahmoud el-Méligui qui utilisait ici, dans le rôle d'Abou
Sweïlam, toute la palette de son merveilleux talent d'acteur, conférant
à son personnage une grande dignité mais aussi une grande humanité.
Tout
cela ne rend que plus poignante la dénonciation des mécanismes implacables
qui soumettent les paysans aux forces de l'argent et du pouvoir. La
grande bourgeoisie possédante bénéficie de la collusion des autorités
centrales qui contrôlent elles-mêmes les potentats locaux chargés de
faire passer et respecter leurs ordres auprès des villageois. Cette
répartition des rôles fonctionne d'ordinaire fort bien ; tout concourt
à décourager les velléités de protestation, à commencer par les forces
conservatrices d'une religion qui est ici tantôt figée (Mohamed Effendi
prône le défaitisme et profite lui-même outrageusement de l'ascendant
qu'il a sur son frère Diab), tantôt complètement pervertie (le charlatan
mystique qui prête à rire avant de nous révéler sa bassesse et sa cruauté).
Les éventuels contestataires sont repérés par l'omdeh (sorte de maire
au pouvoir de fait exorbitant) avec la collaboration des villageois
les moins scrupuleux, puis isolés de leurs compagnons pour payer leur
audace (le passage à tabac) et subir la pire des humiliations (le rasage
de la moustache d'Abou Sweïlam), dans un milieu où l'on ne plaisante
pas avec l'honneur. Mais si la leçon est insuffisante pour briser la
solidarité instinctive des paysans (le sauvetage de la bufflesse) et
que ceux-ci continuent à serrer les coudes, alors on n'hésitera pas
à recourir aux forces de l'ordre et faire, le cas échéant,
un exemple.
Alternant
avec bonheur les petites touches charmantes (la cour que fait Abdallah
à Wassifa) avec les scènes les plus épiques (la
destruction par les villageois des digues imposées par les autorités),
Chahine nous donne là un film splendide traversé par le
souffle d'une terre presque vivante (la terre respire, elle a soif,
elle souffre même, lorsqu'on la dépouille de ses cultures).
On pourrait dire - tant la référence à la musique
s'impose - que La Terre nous tient en haleine depuis sa douce mélodie
d'ouverture (l'arrivée de l'enfant-regard venu de la ville) jusqu'à
l'éblouissant finale à la fois tragique et inoubliable:
les mains ensanglantées d'Abou Sweïlam maculant la blancheur
des cotons en fleurs...