Le ravin comme métaphore du monde
Tout
commence par une scène de lutte acharnée. Un face à face féroce, dans
un lieu transformé en champ de bataille, entre, d’une part, des hommes
"à bout de nerfs, brandissant leurs gourdins sans oser passer à
l’attaque". Et d’autre part, la femelle-serpent qui les défie
"ostensiblement" depuis plus de trois jours poussant sa bravade jusqu’à faire tourner ses adversaires "en bourriques". Dès
le début du roman, Ahmad Aboukhenegar, romancier égyptien, nous
introduit au cœur d’une histoire de vengeance ; une intrigue du genre
fantastique qui met en scène des hommes et une femelle-serpent engagés
dans une "guerre" où les premiers,"mus par une haine enfouie – et – une
répulsion instinctive", tenant dans leurs mains haches et gourdins, les
sens aux aguets, solidaires des uns et des autres, déploient toute leur
énergie et leurs forces pour se défendre des velléités vengeresses
voire meurtrières de leur ennemie ancestrale, la femelle-serpent qui
hante leur imaginaire et réveille leurs peurs archaïques. Le lieu de
l’action? Un ravin qui, dans la conscience collective villageoise prend
le sens d’un espace "maudit", inhospitalier, menaçant, voire un "foyer
de dévastation".
Structuré selon un découpage non chronologique, Le Ravin du chamelier
se présente sous forme de récit qui mêle des registres à la fois
fantastique, épique et moral. Au fur et à mesure de la progression de
l’intrigue qui avance selon un rythme lent, l’auteur nous immerge dans
un univers sombre, obscur et par moments optimiste où le mystère,
l’étonnement, l’inconnu, l’angoisse, l’incertitude et même le
ravissement ponctuent l’action des personnages et leurs péripéties qui
attribuent à ce roman une portée essentiellement philosophique. Décomposé
en six épisodes racontés tantôt au passé, tantôt au présent, alternant
la première et la troisième personne du singulier, par un narrateur
omniscient qui traverse l’espace et le temps, arpente le moindre recoin
de la pensée des personnages, adopte le point de vue de plusieurs
protagonistes, le roman ne fait référence à aucune époque particulière.
Cette intemporalité contribue à accentuer le mystère qui structure
l’ensemble du récit et confère à l’histoire et à l’action des
personnages une dimension essentiellement fantastique.[...]
Tout commence ainsi... A
la périphérie d’un village, un ravin. Cette "grande étendue de roche
blanchâtre et lisse située à l’écart des terres du village" est, depuis
la nuit des temps, le lieu de toutes les attentions, de toutes les
obsessions, de tous les fantasmes. Pour les personnages du roman, il
revêt une dimension duale. Pour les villageois, c’est un espace
clos, maudit, porte-malheur associé au monde de l’invisible et au chaos
primordial. En ce sens, le ravin qui émerge dans le roman comme la
métaphore du monde des humains est du point de vue de ces individus,
une "demeure" habitée par "l’esprit du mal", en l’occurrence les
"mauvais esprits et les djinns maléfiques". Cette connotation négative
trouve son origine dans une croyance ancestrale selon laquelle ce ravin
est investi par "des créatures tueuses de toutes sortes" et porte dans
son ventre un mystère voire une malédiction ancienne qui se perpétue de
génération en génération. De ce fait, qui ose s’introduire dans ce lieu
du malheur et de la mort, ou même s’en approcher, est foudroyé sur
place par le mauvais sort. C’est pourquoi il est interdit de "traverser
– le ravin – de nuit, de s’y risquer seul aux heures ensoleillées de la
mi-journée". Pour le chamelier, la fille du berger et l’adolescent,
le ravin prend le sens d’un espace sacré, investi par une force de vie
créative et de renouvellement. Selon le point de vue de ces
personnages, ce lieu revêt une dimension essentiellement édifiante.
C’est, en effet, leur demeure et le refuge où ils vivent retirés du
village, loin des yeux inquisiteurs des villageois qui leur vouent une
haine indescriptible car associés au malheur. C’est l’endroit où ils
cohabitent en paix avec ces créatures "du mal" qui suscitent tant de
haine et de crainte dans l’imaginaire des villageois.
La
femelle-serpent est l’une de ces créatures qui vit avec sa famille dans
l’antre du ravin. Selon les représentations des villageois, cet animal
a une fonction maléfique. Il incarne le mal et symbolise l’hostilité de
la nature et la peur de l’inconnu. Pour le chamelier, la fille du
berger et l’adolescent, la femelle-serpent revêt une connotation
positive. Elle est la "gardienne des lieux", leur "talisman", celle qui
partage avec eux un territoire, un lieu, un espace naturel. Le
chamelier définit ce reptile comme "une âme délicate et sensible". Elle
est un élément indispensable et partie intégrante du ravin qui "sans
elle, n’avait plus sa raison d’être" à cause de l’antériorité de sa
présence. Les trois personnages lui reconnaissent des "droits" sur ce
lieu qui, selon leur entendement, joue le rôle d’un foyer, c’est-à-dire
le lieu où brûle le feu, source de chaleur et de lumière, symbole de
purification et de vie. Pour tous les personnages du roman, la femelle-serpent "était comme une intuition enfouie dans la conscience de chaque être".
Les
villageois sont très peu présents dans le roman mais leur présence est
symbolique. Ils incarnent la conscience collective qui lutte en
permanence entre deux principes antinomiques: le bien et le mal, la
lumière et les ténèbres, le bon et le maléfique, le féminin et le
masculin...
Le chamelier et la fille du berger, les personnages
principaux de l’intrigue sont les habitants du ravin. Les deux
protagonistes sont liés par un pacte moral. Isolés et solitaires, ils
sont des étrangers au village et aux villageois. Cette idée de
non-appartenance à l’un et aux autres est exprimée par le chamelier qui
s’adresse à la fille du berger devenue par la force des circonstances
son épouse : "On est étrangers au village, et eux, ils sont étrangers
au ravin, étrangers à nous. On ne fait pas partie d’eux..." Dans un
esprit de connivence et de complicité, animés par l’amour pour l’un et
l’autre, pour le ravin et pour la femelle-serpent, les deux personnages
ont surmonté leurs difficultés et leurs peurs. Ils ont apprivoisé la
femelle-serpent et ont, peu à peu, transformé cet espace tant honni et
maudit en une vallée fertile, une sorte de "paradis bordé à l’avant par
un fleuve, planté d’arbres fruitiers". Comment le chamelier a-t-il
élu domicile dans le ravin? Comment a-t-il surmonté l’absence de son
père qui l’a "abandonné" dans cet endroit en compagnie d’un chamelon et
d’une chamelle? Comment la fille du berger qui nourrissait le désir
secret de venger son père mort pour avoir enfreint l’interdit ancestral
en s’aventurant dans le ravin à la recherche de quelques bêtes égarées,
s’est-elle réconciliée avec le ravin? Par quels moyens le couple est-il
parvenu à maintenir la paix avec la femelle-serpent? Comment les deux
personnages ont-ils transformé les ténèbres en lumière? Dans quelles
circonstances la peur des villageois a-t-elle été ravivée? Que devint
le ravin après la mystérieuse disparition du chamelier qui s’en est
allé sur les traces de l’homme qui emmena la femelle-serpent pour la
délivrer de la haine des villageois? La fille du berger, a-t-elle
surmonté l’absence de son époux? Comment a-t-elle continué à vivre dans
le ravin ? Quel rôle le jeune adolescent a-t-il joué dans l’histoire de
ce ravin et de la femelle-serpent?
Ces événements qui forment le
corps du roman sont racontés par l’adolescent, petit-fils du chamelier
et de la fille du berger qui fait partie de la troisième génération et
qui, en quelque sorte, reproduit l’histoire de son grand-père. A la
fois personnage et narrateur, le jeune joue le rôle de témoin et
devient le gardien du lieu en sa qualité de dépositaire de l’histoire incroyable et par moments irréaliste de ses grands-parents, du ravin et de la femelle-serpent, qu’il
prend soin de reconstituer bribe par bribe, de "ré-arranger les
fragments" pour lui "redonner forme" par le truchement d’une langue
poétique, imagée et finement ciselée qui tient les lecteurs/trices en
haleine et les incite à opérer une gymnastique intellectuelle pour à
leur tour, restructurer l’histoire, lui donner un sens afin de la
rendre intelligible.
Le ravin du chamelier est un roman mythique qui prend l’allure d’un conte populaire, il peint avec précision et minutie les croyances ancestrales et les mœurs du désert, des chameaux, de leur accouplement, de leur relation aux hommes. C’est une fable fantastique qui mêle le merveilleux et le "grotesque". C’est une allégorie du péché originel qui évoque les peurs archaïques humaines
et nous incite à l’exploration des zones obscures en nous. En ce sens,
ce roman a une fonction essentiellement cathartique et édifiante. Il
contribue à exorciser nos peurs, à libérer nos pulsions, nos fantasmes,
nos angoisses et à "purger" nos sentiments les plus passionnels. Si vous lisez Le ravin du chamelier, il vous surprendra! Il vous enchantera! Il vous envoûtera!
Extrait: "Ce
qui était certain, c’est qu’elle était là avant lui, elle semblait
faire partie intégrante du ravin, et les droits qu’elle y avait étaient
antérieurs aux siens. Non, il était impossible qu’elle fût arrivée du
dehors, ou si elle l’était, c’était sûrement par une autre voie que le
désert... peut-être par les eaux du fleuve - de fait, il l’avait souvent
vue s’y rendre ou en revenir, ou bien sommeiller près du chadouf, ou
par la suite de la saqieh, le corps plongé dans l’eau et la gueule
appuyée sur la berge, et cela avait ancré en lui la conviction qu’elle
s’y rendait en pèlerinage sur le lieu de ses origines. N’en faisait-il
pas de même à chaque crépuscule, lorsqu’il venait s’installer sur la
falaise, scrutant le désert dans l’attente de son père?" (pp. 133/134)
Nadia AGSOUS, LA CAUSE LITTERAIRE, 31 août 2012
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Il arrive qu’une caravane s’égare, et dresse le camp à proximité d’une oasis. Il
arrive que, le temps d’une veillée, les nomades et les sédentaires,
refoulant leur antagonisme atavique, partagent le méchoui, dans un lieu
neutre, à l’écart du douar, à l’écart de la piste. Il arrive que les
chameliers reprennent ensuite l’itinéraire ancestral en abandonnant un
des leurs, pour le punir d’avoir, par étourderie, mis la troupe en
péril. Il arrive qu’un chamelon partage tout avec son jeune maître
qui le consulte et tient compte de ses avis, et qu’ils fument ensemble
la gôza. "Dans quelques jours et encore moins de nuits, mon père rentrera, alors je me réveillerai de ce cauchemar". Le chamelon hocha la tête… Il
arrive que, tout en espérant qu’un jour la caravane repasse et que lui
soit rendu son rang dans la file, le chamelier adolescent, son chamelon
empli de sagesse et une chamelle blessée s’installent dans un ravin
sauvage où les villageois ne doivent, par tabou, jamais poser le bout
du pied, et où règne, sur un monde de djinns et d’animaux des ténèbres,
un couple de gigantesques seigneurs serpents. Il arrive, évidemment,
que naisse un beau roman d’amour entre le jeune chamelier, banni,
solitaire, qui a pactisé avec les obscures divinités du lieu, et la
fille du berger du douar, elle-même ostracisée par la communauté
sédentaire. Il arrive que le couple de nouveaux Robinsons recrée dans le ravin maudit un paisible jardin d’Eden. Il arrive tout cela, et bien d’autres choses, dans ce récit très poétique d’Ahmad Aboukhnegar.
La
narration, lente comme le cheminement de la caravane, forme des
boucles, s’égare, oblige le lecteur à reconstruire régulièrement ses
repères, saute du passé au présent, entrecroise ou superpose les pistes
narratives, les interrompt ici et là, comme se croisent et se perdent
sous l’avancée des dunes les pistes chamelières dans l’immensité du
désert. Les territoires sont délimités par la tradition, millénaire,
immuable : aux chameliers l’espace infini, aux villageois le cercle
clos de l’oasis, aux divinités occultes les lieux intermédiaires, que
ne traversent jamais les pistes des nomades, et où les habitants du
village s’interdisent de pénétrer pour y étendre leurs cultures ou y
faire paître leurs chèvres. La traduction (est-ce volonté délibérée
du traducteur ?) mêle l’accompli et l’inaccompli, le passé simple et le
passé composé, ce qui appuie et accentue l’impression continue d’étrangeté et facilite le
voyage du lecteur dans un espace-temps où se mélangent fiction
quasi-réaliste, légende, conte, mythe, rêves, hallucinations, fantômes
du passé, et mirages, sur fond de l’attente nostalgique et illusoire
d’un retour de la caravane. "C’est
par ce chemin qu’était arrivée la caravane de son père, du temps qu’il
était enfant, mais aucune autre ne l’avait emprunté depuis. Tout au
long de ces années passées dans le ravin, le chamelier avait tenu à
venir régulièrement s’asseoir sur ce promontoire pour guetter son père,
sans jamais manquer un seul jour..."
Patryck FROISSART, LA CAUSE LITTERAIRE, 18 juin 2012
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Loin, si loin des idéaux fondamentalistes et prosélytes. L'Egypte tolérante, la vraie.
Ahmad Aboukhnegar est un écrivain égyptien confirmé. Il vit tranquillement dans un petit village près d'Assouan. Avec une quinzaine de livres à son actif et deux prix prestigieux il marche sur les traces de ses pairs.
Construit en six chapitres ce roman à clés est aussi un conte moderne. Alliant le fantastique à la tradition arabo-musulmane, on découvre plusieurs entrées. Une porte ouverte sur ce pays en pleine mutation. Une manière pour nous de tenter de comprendre ce patchwork culturel et religieux [...]
Rien ne vaut une fable pour ouvrir les yeux. Car de péché originel, il n'y en a point si l'on regarde un peu les choses avec sérieux. Donc tout débute lorsqu'une caravane de bédouins perd le chameau qui portait l'eau. Juste au moment où elle se faisait de plus en plus rare. Or, le distrait qui en avait la garde n'est autre que le fils du guide. Quelques jours plus tard, le miracle. La caravane atteint un ravin à la végétation luxuriante. Tout le monde peut alors s'abreuver... La caravane repart mais le fils du guide restera sur place. Une punition.
Alors débute le charme nourri d'une prose lancinante comme l'est l'écriture arabe. Il rencontrera la fille du berger. Il fera la paix avec le peuple des serpents... D'un réalisme poétique et fantastique, Ahmad Aboukhnegar situe son action à la croisée des traditions. Mythologie de l'Egypte ancienne, légendes bibliques et merveilleux. Un roman multicolore qui nous enseigne l'approche des autres cultures. Loin, si loin des idéaux fondamentalistes et prosélytes. L'Egypte tolérante, la vraie...
Annabelle HAUTECONTRE, LELITTERAIRE.COM, 29 juin 2012
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