"Il murmura avec sa délicatesse enfantine:
- Je n'arriverai pas à dormir, laisse-moi nettoyer la cuisine et faire la vaisselle.
Elle le dévisagea et comprit qu'il voulait lui parler.
- D'accord, répliqua-t-elle, va nettoyer.
Il lui raconta qu'il avait promis à sa mère de ne pas aller se battre, or on était maintenant à l'aube du combat, alors, est-ce qu'il devait y aller ou non? Devait-il passer outre sa promesse et partir se battre, ou au contraire honorer la promesse nouée envers sa mère et s'abstenir d'y aller?
Elle réfléchit quelques minutes. Lui dire "Va te battre" signifiait le pousser à renier son engagement, or la promesse à une mère est sacrée, justement parce qu'elle est faite à une mère . En revanche, lui dire "N'y va pas" revenait à l'encourager à la démission et à la trahison. Or c'était un soldat! Enfin, pas tout à fait, ce n'était ni un policier, ni un militaire. Mais alors,qu'était-il au juste?
Elle n'en savait rien, lui-même n'en savait rien, personne n'en savait rien, personne n'y comprenait rien, pas même ceux censés leur avoir fourni la solution en même temps que cet uniforme kaki. Elle essaya de pousser la réflexion plus avant. Cet homme en kaki n'a ni objectif ni stratégie, c'est donc qu'il n'est ni un soldat, ni un militaire, ni un policier, et n'appartient à aucune des catégories généralement reconnues de combattants. Mais alors, pourquoi devrait-il trahir la promesse en partant tuer et se faire tuer à la guerre? D'ailleurs, pourquoi sommes-nous condamnés à nous battre, ô bonnes gens? Si chaque mère avait exigé de son fils la même promesse, est-ce qu'on tuerait et combattrait encore? Et ce Juif dans le char, n'a-t-il pas de mère? Est-ce qu'il tuerait et combattrait si sa mère avait exigé de lui la même promesse? Donc la question importante était de savoir au nom de quoi ce Gazaoui devait tuer et se faire tuer. En fin de compte, non, dans son cas, ce n'était ni lâcheté ni trahison que de ne pas se battre, parce qu'à l'origine, il n'avait pas été enrôlé pour faire la guerre. Ce raisonnement acheva de la convaincre, elle tenait la solution! Elle lui lança d'une voix ferme :
- Écoute, Ibn Gaza, les hommes ne valent que par leurs engagements. Ne pars pas au combat, tu dois obéir à ta mère.
Il hocha la tête, mais il n'en était pas moins égaré, perplexe. Nerveux, il fumait pour se donner une contenance.

Il répéta :
- Laisse-moi nettoyer la cuisine et faire la vaisselle, je n'arriverai pas à dormir.
- Bon d'accord, répondit-elle, va nettoyer.
Il dégagea la paillasse qui couvrait le sol et, après avoir retroussé son pantalon, il entreprit de laver le carrelage de la cuisine maculé de gras, de saleté et de taches de sang.
Quand il eut fini, elle s'assit à côté de lui sur le banc et dit:
- Allez, on prend un café.
Il se leva pour faire bouillir de l'eau, comme s'il était l'un de ses fils. Elle avait l'impression qu'il était issu d'elle, qu'il était son fils à elle, le fils du quartier, le fils de Naplouse, lui le jeune marié, l'enfant de Gaza. Ses fils à elle étaient à l'étranger et, tout comme eux, il était privé de sa mère depuis trois ans!
Si seulement il pouvait retourner chez elle, et si Saïd et ses frères pouvaient rentrer! Mais que voulez-vous, c'était le destin, l'obligation de gagner sa vie, la roue de la fortune. Là-bas
au moins, les enfants avaient un avenir, mais ici, que pouvaient-ils trouver? Le même avenir qu'Ibn Gaza?
L'observant de plus près, elle le trouva beau et grand, sensible comme une fille, rien d'étonnant puisqu'il était le seul garçon parmi sept fille. Sa mère avait dû le choyer, il était devenu sensible au point qu'il ne supportait pas la vue du sang.

Deux jours auparavant, il était venu la trouver, dans tous ses états, après avoir vu un homme baignant dans ses blessures. «Du sang, du sang partout, gémissait-il, il avait les pieds tranchés et le ventre ouvert!» Elle s'était efforcée de l'apaiser du mieux qu'elle pouvait:
- Eh bien, crains le Dieu Un! Tu es un homme, oui ou non? Qu'est-ce qui te prend, mon garçon? Prie pour le Prophète et sois courageux !
Il avait éclaté en sanglots en balbutiant:
- Désolé, je n'ai pas l'habitude, c'est la première fois de ma vie que je vois un spectacle pareil !
Bien sûr qu'il n'avait jamais vu un spectacle pareil: l'homme avait été éviscéré comme une bête à l'abattoir, ses membres sectionnés avaient été dispersés et sa tête avait éclaté comme une figue. Bien sûr qu'il n'avait jamais vu ça, mais il en verrait d'autres. Quand même, pourquoi lui, l'enfant de Gaza coupé des siens, devait-il voir ça?
- Viens t'asseoir, allez, viens t'asseoir.
Elle l'avait tiré par la main, tandis qu'il sanglotait comme une fille...

Il venait de mettre l'eau sur le feu pour le café quand trois de ses camarades, trois chebâb, débarquèrent. L'un d'eux lui lança:
- Allez, le jeune marié, c'est ton tour ! À toi l'honneur, Ibn Gaza.
Il essaya d'abord de se défiler, s'attirant de leur part des regards furieux ; mais il n'y avait pas de temps pour les disputes, le mieux était de le convaincre en jouant sur sa corde sensible. Un autre lui dit:
- La situation est stabilisée, et la barricade tient bon ; tu n'auras qu'à te poster près d'elle et nous appeler si tu vois quelque chose d'anormal.
Il finit par céder ; à peine était-il sorti qu'Oumm Souad le rappela:
- Reste au moins boire ton café!
Mais il était de mauvaise humeur et ne voulut pas revenir.

Quelques instants plus tard, on entendit un missile ébranler l'avenue, et quelqu'un courir en criant:
- Pauvre Ibn Gaza!
Oumm Souad sortit sans même se chausser, tête nue, trébuchant sur les décombres, les débris de verre, glissant dans la boue. Ce corps éventré et démembré était bien celui du Gazaoui.
Elle se flagella le visage en hurlant:
- C'était un jeune marié, encore à l'aube de son existence! Puisse Dieu m'aider à supporter ce spectacle. Pauvre garçon, tu vas faire le désespoir de ta mère!
Elle se giflait, pleurait, tremblait, quand Ahmad surgit et la tira en arrière en disant:
- Allez, viens, on rentre à la maison.
Elle se retourna, et dit tout à trac comme dans un délire:
- Il a fait bouillir le café et n'a même pas eu le temps de le boire, je lui ai tricoté un gilet et il ne l'a même pas mis... Un jeune marié qui était à l'aube de son existence, ça va faire le désespoir de sa mère!
Il acquiesça d'un hochement de tête avant de déclarer fermement:
- Allez, viens, on rentre à la maison, c'était son destin."

Extrait de Un Printemps très chaud, Sahar Khalifa, traduit de l'arabe (Palestine) par Ola Mehanna et Khaled Osman, Seuil, 2008.
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