Un printemps très chaud

Roman de Sahar Khalifa traduit de l'arabe (Palestine) par Ola Mehanna et Khaled Osman

Comment devenir «terroriste».

Palestine. La romancière palestinienne Sahar Khalifa décortique le destin d’une génération broyée par le conflit avec Israël et les dissensions intérieures. Prenant et glaçant.

Majid et Ahmad, deux frères du camp palestinien de Ayn el-Morjân, séparé de la colonie israélienne de Kiryat Sheiba par une clôture métallique. Le jour où la barrière devient mur, s’enclenche un long et pernicieux processus qui mènera l’un des frères à devenir «terroriste». Bien malgré lui. Car le propos de la romancière palestinienne Sahar Khalifa n’est ni de glorifier les martyrs de son peuple ni d’en dresser un portrait à charge. Pour elle, c’est toute une jeunesse, qu’elle soit palestinienne ou israélienne, qui est en train de payer le prix fort d’un conflit qui ne veut pas finir.

Son roman, Un printemps très chaud, saisit aux tripes tant Sahar Khalifa sait amener le lecteur dans une émotion liée à de petits détails d’une vie quotidienne si compliquée et emplie de haine[...]

«Pourquoi tout ce sang?», demande Sahar Khalifa, au milieu des tirs croisés et des meurtres perpétuels, au milieu d’un pays ou presque qui se délite avant même d’exister, au milieu d’une jeunesse qui s’abîme dans le désespoir. Même si les apparences sont parfois trompeuses, que les filles sont en jeans serrés, les cheveux teints dans des voitures occidentales, roulant vers nulle part. Même si Ben Laden ne fait pas toujours recette et que la lassitude est immense. Le destin semble, chez Sahar Khalifa, mener inéluctablement l’un de ses personnages à la mort, immédiatement traduite en face par le mot fatidique de «terrorisme».

Un roman pessimiste, assurément. Mais un roman poignant, glaçant, qui sait éviter le manichéisme ou le pathos, traquant les antagonismes d’une société à part, parquée, partagée et de plus en plus jusqu’au-boutiste.

Jacques STERCHI, LA LIBERTE (Fribourg), 16 février 2008

Nés dans une autre région du monde, les deux frères auraient pu connaître les joies d’une carrière artistique. Mais ces deux enfants vivent en Palestine, près du Mur. La romancière Sahar Khalifa, l’une des plus grandes du monde arabe, s’empare de ces deux destins pour brosser le portrait, psychologique, de deux êtres en quête de rêve, chacun tentant de le vivre à sa façon. Le cadet est timide, introverti, presque autiste. Est-ce un symbole de la jeunesse palestinienne? Son grand frère est davantage tourné vers l’action, la révolte. Il se retrouve embarqué dans une histoire sans issue. Un printemps très chaud est aussi le portrait d’une société sans illusions.

La couleur dominante reste le désespoir, ce qui n’empêche pas la sensibilité. On y lit également les blessures profondes - des femmes. Ce roman leur est d’ailleurs dédié. Mais n’attendez pas de ce livre une prise de position politique, même si le propos l'est souvent. Nul manichéisme ici ni leçons larmoyantes. Seulement soixante-sept chapitres écrits avec du coeur et du talent, et de nombreuses interrogations dont, malheureusement, personne ne détient encore la réponse. Khalifa a beau être palestinienne, elle n’est pas forcément tendre avec les siens.

Mohammed AISSAOUI, LE FIGARO, 14 juillet 2008

Les plaies du malheur palestinien

Dans les lettres palestiniennes, Sahar Khalifa est un écrivain d’une espèce rare. Elle se distingue par une manière très personnelle de ployer le phrasé arabe aux techniques du roman moderne. En rompant avec les conventions et les artifices, elle donne à sa prose tout son pouvoir de subversion.

[...]Traduits dans le monde entier, ses trois précédents romans Chronique du figuier barbare (1978), La Foi des tournesols (1989), et L’impasse de Bâb Essâha (2001), sont une représentation transfigurée de la société palestinienne, en butte aux incursions de l’armée israélienne et qui, de surcroît, assiste impuissante aux luttes intestines des partis acharnés à se détruire pour une parcelle de pouvoir.

Un printemps très chaud est le livre du réel palestinien dévasté. L’interminable cycle des attentats et de la répression, la pénurie, le chômage, les trafics, les rapports du citoyen palestinien avec une Autorité engluée dans son bureaucratisme sont contés avec un réalisme féroce : «La véritable impasse était à l’intérieur du régime lui—même, dans sa division en factions et sa politique désastreuse. »

Lorsque commence le récit, Ahmad est encore un enfant au tempérament artiste, tour à tour capricieux et fantasque au grand dam de son père, Fadl al-Qassâm. Homme d’action, volontaire et déterminé, le père a un caractère qui ne le dispose pas à comprendre son fils cadet : «Le gamin ne parlait guère et passait son temps à rêver ; s’il sortait de son mutisme, c’était pour bégayer ou lancer des regards obliques comme s’il dissimulait un secret ou quelque inavouable infirmité». C’est pourquoi il charge Magid, son aîné, de faire de son jeune frère «un homme, un vrai»[...]

Jeté par les circonstances au coeur de la mêlée sanglante, [Ahmad] abandonne ses études et se fait ambulancier. A force de ramasser les blessés et les morts, il sent monter en lui la rage contre l’occupant. Il vit au quotidien les affrontements, les tirs de roquettes, les attentats-kamikazes qui appellent les représailles israéliennes. Les perspectives de paix sont d’autant plus lointaines que chacun s’évertue à voir en l’autre un parangon de barbarie et d’inhumanité.[...]

Malgré la guerre, la vie continue avec son cortège d’espoirs, de larmes et de chimères. La précarité et l’incertitude qui pèsent sur chaque destin, l’angoisse qui sourd rendent l’existence précieuse et l’amour, exacerbé, éclate parfois comme une grenade dégoupillée. Profondément éprise de Magid, Souad «se voyait comme une fleur et le voyait comme un papillon (...) C’était à la fois étrange et merveilleux de sentir le monde entier contenu dans un seul être». Hélas, Magid qui incarnait pour Souad à la fois «le mâle, l’être humain, la cause et le pays occupé» sera pris dans l’engrenage des affrontements internes au pouvoir palestinien. [...] Pour Souad, la désillusion est cruelle : «L’artiste et le révolutionnaire s’étaient perdus, il ne restait qu’un homme qui se cramponnait au pouvoir et à ses ambitions, demain il monterait vers le sommet ou au contraire roulerait au bas des marches recouvertes d’un tapis rouge sang».

Dans Un printemps très chaud, Sahar Khalifa construit d’une plume ferme l’intrigue qui tient en haleine le lecteur séduit par la liberté du ton et la force critique qui émanent de ce récit solidement charpenté. Avec des mots criants de vérité, elle montre que la concussion, l’affairisme et le clientélisme occupent le parvis de l’Autorité palestinienne, précipitant ainsi la population «dans une situation intenable qui vient s’ajouter à l’oppression».

Omar MERZOUG, LA QUINZAINE LITTERAIRE, 1 au 15 juin 2008