Humour noir dans le roman arabe
Du 8 au 10 février,
l’hôtel de ville de Paris a ouvert ses portes pour recevoir l’événement
Maghreb-Orient des livres. Rencontres d’auteurs, dédicaces, conférences
et débats étaient au programme pour se plonger dans la littérature,
l’histoire et l’actualité du monde arabe et de sa diaspora.
L’humour au défi des tabous
L’une des tables rondes réunissait trois écrivains, Rachid el-Daïf, Sabyl Ghoussoub et Naël el-Toukhy, auteur égyptien du roman Les Femmes de Karantina (Sindbad-Actes Sud).
Tous trois ont en commun la dimension subversive de leur écriture face à des tabous protéiformes.
Le romancier égyptien, Naël el-Toukhy, a (...) évoqué avec amusement les personnages fantasques de son nouveau roman. "Je
voulais des personnages bizarres. Ils sont à moitié fous, très croyants
et très drôles. C’est l’histoire d’un couple d’islamistes qui fonde une
école comprenant un bordel et une salle de prières. Peu à peu, ils
basculent dans l’engagement politique."
Avec une certaine jubilation, l’écrivain a précisé son projet. "J’ai
voulu montrer l’importance de l’islamisme en Égypte et les multiples
formes qu’il peut prendre, donnant lieu à des situations parfois
cocasses, comme ce Karantina Center où sont associés enseignement et
prostitution. J’essaye de comprendre comment on se construit une
identité singulière dans l’islamisme, et comment on arrive à tout
justifier par l’islam."
Yves Chemla a mentionné le comique d’une scène où l’héroïne, Hind, se roule un joint avec une hajjé qui rentre du pèlerinage. "Je
cherche à montrer que les islamistes vivent comme tout le monde, ils
fument du haschich, se masturbent, avec le sentiment qu’ils sont
supérieurs car plus proches de Dieu que les autres.", a conclu l’auteur des Femmes de Karantina. (...)
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Les enfants terribles d'Alexandrie
Revoilà Alexandrie au cœur d’un roman flamboyant. Un livre qui, sans nul doute, trouvera une place de choix dans le monument littéraire à la cité d’Alexandre.
Son auteur, Nael El-Toukhy, est né en 1978 au Koweït, d’où sa famille a
émigré pour l’Egypte alors qu’il était âgé de 3 ans. C’est dire qu’il
n’a pas connu les grandes heures de l’Alexandrie cosmopolite mythifiée
par Cavafy, Forster, Ungaretti, Durrell ou Tsirkas. Ni même le
crépuscule et l’agonie de la «ville de la mer» des années 1950-1960
évoquée par Etiemble, Yourcenar et, plus près de nous, par Olivier
Rolin, André Aciman, Robert Solé ou Teresa Cremisi.
El-Toukhy note d’ailleurs: "Depuis cette époque, l’Alexandrin éprouve un
sentiment douloureux: impression de perte irréparable, nostalgie d’une
gloire révolue et frustration d’un présent malheureux. Ce sentiment se
répand dans l’air qu’on respire, avant d’être diffusé vers la mer par
les vagues, vers le ciel par les oiseaux et sur le trottoir par les
humains."
Qu’on ne s’y trompe pas pourtant: Nael El-Toukhy n’est pas le simple
héritier d’une longue et prestigieuse lignée littéraire, et Les Femmes de Karantina
n’a rien d’un livre nostalgique. C’est, au contraire, une page
nouvelle, absolument iconoclaste, de la légende de la ville. Quant au
«présent malheureux», il fait essentiellement référence à la
désillusion et au désespoir qui ont suivi la flambée du «printemps
arabe», en 2011.
[...]
Des bas-fonds de la ville naît un mythe, celui de trois générations de
dépravés devenus les icônes d’un quartier de laissés-pour-compte. Ce
mythe est celui d’une Alexandrie future, une cité rebelle, flambeau du
combat contre la dictature du pouvoir central et contre les forces de
l’obscurantisme religieux. Qui plus est, dans la ville imaginée
par El-Toukhy, les chefs de gangs, ce sont Injy et sa descendance
féminine, sept femmes libérées de tout conformisme et de toute
bienséance, édifiant l’idéal romantique de leur ville: «semer le chaos
et défier les régimes en place».
[...]
Les Femmes de Karantina est un roman subtil et d’une grâce certaine.
L’Égypte est là tout entière, avec son humour inouï d’où sont bannis
l’ironie et le sarcasme. Un humour léger, toujours empreint de
tendresse à l’égard du genre humain. Ce qui n’empêche pas Nael El-Toukhy
d’en faire le théâtre de furieuses passions et de meurtres fratricides. [...]
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La narration post-moderne de
Nael El-Toukhy
L'Egyptien Nael El-Toukhy
voue un véritable culte à Oum Kalsoum, mais puise aussi son inspiration
dans le cinéma de Woody Allen, les romans de Kafka et les fables de
Borges. C’est sans doute la fusion inédite de ces différentes
influences qui explique le succès qu’a connu son roman Les Femmes de
Karantina, unanimement salué dans le monde arabe comme l’une des œuvres
les plus marquantes de la nouvelle littérature égyptienne.
Traduite en français pour la
première fois, l’écriture de ce romancier hors norme
surprend par sa vitalité iconoclaste. Renversant la
tradition et la légende avec un sens consommé de la subversion, il
raconte l’énergie de l’Egypte post-révolutionnaire à travers la fuite
en avant de ses protagonistes, notamment le couple Inji et Ali.
Poursuivis pour meurtre, ceux-ci se réfugient en Alexandrie. C’est dans
les bas-fonds de l’Alexandrie obscure et mystérieuse que se déroule
l’essentiel de l’intrigue qui mêle avec brio la noirceur du roman
social et les audaces propres aux récits d’anticipation dont l'action
est campée en 2064.
Ce roman est aussi une saga
familiale qui retrace l'évolution de la société égyptienne sur trois
générations, incarnées par une
galerie de personnages, les uns plus pittoresques que les autres.
Tirthankar CHANDA, RFI, 18
août 2017, article intitulé "Rentrée littéraire 2017: les 15 incontournables du
monde noir."
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