Copyright Editions du Seuil, 2005
Tout d’abord Les illuminations
de la séparation
ILLUMINATION ECRASANTE
Si je connaissais à la séparation une patrie,
j’aspirerais à m’y rendre et, arrivé là-bas, je m’en séparerais…
ILLUMINATION DE LA PLENITUDE
Après quarante révolutions des astres, j’ai eu
la vision de mon père: il s’est manifesté spirituellement à moi dans
le néant du lieu, dans l’étrangeté du temps, dans un horizon ramassé
et non étalé, dans des dimensions perçues faute d’être vues, entre des
murs bâtis de matières inconnues de nous, qui n’étaient ni le bois ni
la pierre; quant au toit, il était taillé dans une lueur écarlate dont
la couleur était singulière, sans rapport avec notre spectre coutumier.
Mon père était assis en face de moi, je le voyais de profil, dans une
pose où je n’avais pas eu l’habitude de le voir. Je me suis avancé vers
lui, le cœur battant, mû par un élan d’enthousiasme, mais au bout de
quelques pas je me suis arrêté, incapable d’avancer davantage; du reste,
toute velléité de mouvement m’a bientôt abandonné et je me suis résigné
à l’immobilité.
Mon père m’est apparu dans des vêtements terrestres,
une chemise en laine noire et un pantalon noir, ses cheveux étaient
lisses, bien coiffés, d’une bonne longueur, ses traits étaient jeunes,
détendus, sereins. À son visage encore dénué de toute ride, encore clair
de tout souci, je lui ai attribué — dans cette apparition — une vingtaine
d’années. Il m’a observé et je l’ai observé, mais alors qu’il a pu se
rassasier de ma vue, je n’ai pas eu le temps de me combler de la sienne.
Comme l’éternité s’approchait, j’ai sollicité la permission de dialoguer,
et tout d’un coup mon père s’est mis à parler, sa voix est parvenue
à mon ouïe, une voix monocorde, au timbre égal, il m’a parlé comme on
parle à la radio, comme s’il adressait ses propos à des auditeurs inconnus,
absents de son champ de vision; il s’est exprimé et j’ai bu ses paroles,
il a parlé et j’ai consigné…
— Ne t’inquiète pas pour moi, Gamal, ne sois pas
triste, ma mort s’est faite si tranquillement que je n’ai pas souffert,
le passé et le présent se sont consumés en l’espace de sept minutes;
les propos que t’a tenus ta mère, les récits que t’ont rapportés tes
frères, tout est véridique, alors libère-toi de ce poids qui oppresse
ta poitrine… Mais laissons cela. Dis-moi plutôt : à quoi vous occupez-vous?
Là-dessus, mon père a disparu.
EXPLICATION DE CETTE ILLUMINATION…
Il était sorti sur le balcon pour suivre des yeux
notre départ; j’esquissai un geste de la main qu’il me rendit, je poursuivis
mon chemin et, arrivé au coin de la rue, je me retournai et vis ses
traits attentifs. À voir son air tranquille tandis qu’il m’observait,
aucune pensée ne traversa ma conscience affaiblie, et ma vue bornée
ne perça point les brumes de l’inconnaissable, je repris mon chemin.
Le lendemain, je partis en voyage. Je me déplaçai, je vis des choses,
fis des rencontres, ressentis quelques joies, m’absorbai dans le travail
et profitai de mon temps. De temps à autre, je repensais à lui, des
souvenirs me revenaient.
Et puis, je finis par rentrer; à l’aéroport, mon
épouse m’accueillit d’un air enjoué et gai, je demandai des nouvelles.
“Tous vont bien”, me répondit-elle. Une fois à la maison, après que
j’eus embrassé mon fils endormi et que j’eus étalé les cadeaux, je surpris
la dispersion de son regard, alors je m’enquis de nouveau. Elle commença
d’un ton hésitant, mais soudain sa voix s’étrangla; comme j’insistais,
elle reprit mais de nouveau s’embrouilla; ma poitrine se trouva comprimée
dans ma poitrine, j’insistai, j’insistai, alors elle posa sur moi ses
grands yeux:
— Ton père… que Dieu te gratifie des jours qu’il
ne vivra plus.
ILLUMINATION FURTIVE…
En voyant la terre étrangère étalée sous mes yeux,
j’ai ressenti pour la patrie un élan de nostalgie pareil à celui des
montures.