Le Livre des Illuminations

Roman de Gamal Ghitany, traduit de l'arabe (Egypte), présenté et annoté par Khaled Osman

Extraits


Copyright Editions du Seuil, 2005

Tout d’abord Les illuminations de la séparation

ILLUMINATION ECRASANTE

Si je connaissais à la séparation une patrie, j’aspirerais à m’y rendre et, arrivé là-bas, je m’en séparerais…

 

ILLUMINATION DE LA PLENITUDE

Après quarante révolutions des astres, j’ai eu la vision de mon père: il s’est manifesté spirituellement à moi dans le néant du lieu, dans l’étrangeté du temps, dans un horizon ramassé et non étalé, dans des dimensions perçues faute d’être vues, entre des murs bâtis de matières inconnues de nous, qui n’étaient ni le bois ni la pierre; quant au toit, il était taillé dans une lueur écarlate dont la couleur était singulière, sans rapport avec notre spectre coutumier. Mon père était assis en face de moi, je le voyais de profil, dans une pose où je n’avais pas eu l’habitude de le voir. Je me suis avancé vers lui, le cœur battant, mû par un élan d’enthousiasme, mais au bout de quelques pas je me suis arrêté, incapable d’avancer davantage; du reste, toute velléité de mouvement m’a bientôt abandonné et je me suis résigné à l’immobilité.

Mon père m’est apparu dans des vêtements terrestres, une chemise en laine noire et un pantalon noir, ses cheveux étaient lisses, bien coiffés, d’une bonne longueur, ses traits étaient jeunes, détendus, sereins. À son visage encore dénué de toute ride, encore clair de tout souci, je lui ai attribué — dans cette apparition — une vingtaine d’années. Il m’a observé et je l’ai observé, mais alors qu’il a pu se rassasier de ma vue, je n’ai pas eu le temps de me combler de la sienne. Comme l’éternité s’approchait, j’ai sollicité la permission de dialoguer, et tout d’un coup mon père s’est mis à parler, sa voix est parvenue à mon ouïe, une voix monocorde, au timbre égal, il m’a parlé comme on parle à la radio, comme s’il adressait ses propos à des auditeurs inconnus, absents de son champ de vision; il s’est exprimé et j’ai bu ses paroles, il a parlé et j’ai consigné…

— Ne t’inquiète pas pour moi, Gamal, ne sois pas triste, ma mort s’est faite si tranquillement que je n’ai pas souffert, le passé et le présent se sont consumés en l’espace de sept minutes; les propos que t’a tenus ta mère, les récits que t’ont rapportés tes frères, tout est véridique, alors libère-toi de ce poids qui oppresse ta poitrine… Mais laissons cela. Dis-moi plutôt : à quoi vous occupez-vous?

Là-dessus, mon père a disparu.

 

EXPLICATION DE CETTE ILLUMINATION…

Il était sorti sur le balcon pour suivre des yeux notre départ; j’esquissai un geste de la main qu’il me rendit, je poursuivis mon chemin et, arrivé au coin de la rue, je me retournai et vis ses traits attentifs. À voir son air tranquille tandis qu’il m’observait, aucune pensée ne traversa ma conscience affaiblie, et ma vue bornée ne perça point les brumes de l’inconnaissable, je repris mon chemin. Le lendemain, je partis en voyage. Je me déplaçai, je vis des choses, fis des rencontres, ressentis quelques joies, m’absorbai dans le travail et profitai de mon temps. De temps à autre, je repensais à lui, des souvenirs me revenaient.

Et puis, je finis par rentrer; à l’aéroport, mon épouse m’accueillit d’un air enjoué et gai, je demandai des nouvelles. “Tous vont bien”, me répondit-elle. Une fois à la maison, après que j’eus embrassé mon fils endormi et que j’eus étalé les cadeaux, je surpris la dispersion de son regard, alors je m’enquis de nouveau. Elle commença d’un ton hésitant, mais soudain sa voix s’étrangla; comme j’insistais, elle reprit mais de nouveau s’embrouilla; ma poitrine se trouva comprimée dans ma poitrine, j’insistai, j’insistai, alors elle posa sur moi ses grands yeux:

— Ton père… que Dieu te gratifie des jours qu’il ne vivra plus.

 

ILLUMINATION FURTIVE…

En voyant la terre étrangère étalée sous mes yeux, j’ai ressenti pour la patrie un élan de nostalgie pareil à celui des montures.