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interdite.
Ce qui
frappe d'emblée quand on rencontre Gamal Ghitany, c'est la voix… Posée
mais sûre d'elle-même, issue des profondeurs, confiante dans la valeur
des mots, elle marque une pause avant de retentir avec force pour se
dérouler en une réponse mûrement réfléchie d'où la méditation n'est
jamais absente. Traduit en France depuis 1985, Ghitany n'a pas encore
une notoriété à la mesure de son talent, même si une petite dizaine
de romans est maintenant disponible en français. Il faut désormais y
ajouter Le Livre des illuminations, son œuvre-phare parue en
février 2005 au Seuil [...] où
il se paie le luxe d'une mise à nu autobiographique qui détonne dans
une littérature généralement rétive au "je", et invente rien moins qu'une
nouvelle forme romanesque arabe.
Cette audace,
il la tire de son profond ancrage dans une culture égyptienne qui a
vu se succéder les civilisations sans jamais perdre son âme, et aussi
dans un parcours personnel peu banal... A 60 ans, l'homme cumule les
expériences, voire les contradictions : né dans une Haute-Egypte rurale
encore arc-boutée sur ses traditions, mais élevé dans le fourmillement
urbain du vieux Caire, écrivain dans une famille modeste où se procurer
du papier relevait de l'exploit, fervent admirateur d'un Nasser dont
le régime l'enferma pourtant dans ses geôles, promu, lui l'autodidacte,
au rang d'intellectuel, on en passe et de meilleures. En apparence,
rien ne prédestine l'enfant, dont le père quasi-illettré se débat pour
joindre les deux bouts, à devenir écrivain. Rien si ce n'est le rêve,
qu'une succession de hasards va muer en obsession tenace.
Il y a d'abord
la découverte des livres, étalés à même le trottoir par les bouquinistes
; moyennant quelques piastres, l'enfant peut s'asseoir à l'ombre du
minaret d'al-Azhar, et dévorer jusqu'à la nuit tombée ces livres qui
d'abord parlent d'épopée et de pays lointains, et qui plus tard l'entraîneront
dans les envolées métaphysiques des maîtres soufis, notamment le grand
mystique andalou Ibn Arabi. Très tôt, il a l'intuition que les livres
permettent des voyages bien plus fastueux que la plus riche des expéditions.
Fasciné, il lui arrive de recopier des passages entiers de ces chroniques
médiévales pour mieux s'en imprégner ; de là à s'essayer à l'écriture,
il n'y a qu'un pas, vite franchi.
Il hésite
encore sur le meilleur moyen d'accéder aux pages des revues cairotes
quand il reçoit, à l'âge de 14 ans, un encouragement inattendu. Arpentant
les rues du Caire, il croise un homme au pas décidé, aux lunettes cerclées
d'épaisses montures. Il n'est pas bien sûr… mais si ! Il semble que
ce soit lui, l'homme dont il a aperçu la photographie dans les journaux
: Naguib Mahfouz, celui qui recevra trente ans plus tard le prix Nobel
de littérature, mais qui, avec sa Trilogie, a déjà donné à l'Egypte
une identité romanesque, en retraçant sur près d'un siècle la saga d'une
famille de la moyenne bourgeoisie.
[...]
Ghitany se
focalise sur les coups de boutoir que la modernité inflige à l a tradition,
sur la place de l'homme face à l'Histoire, au cosmos, au pouvoir. Surtout,
plutôt que de lorgner vers le roman occidental, il s'est très vite mis
en tête de réhabiliter le patrimoine narratif arabe, jugé plus apte
à exprimer ce qu'il ressent.
[...]
Malgré la
récurrence des thèmes, les préoccupations de Ghitany ont radicalement
évolué au fil de l'oeuvre. Après s'être attaché à stigmatiser les mécanismes
oppressifs qui restreignent la liberté humaine, l'écrivain a changé
de cible. Avec la maturité, et sans doute les épreuves - après tout,
que peut-il vous arriver quand vous avez déjà connu la misère et la
prison ? - un déclic s'est produit : ce qui en vérité opprime l'homme,
c'est le bouleversement des valeurs, l'étiolement des ambitions, l'usure
du temps et l'oubli qui gangrène tout. Cette mutation du propos se devait
de transparaître dans la langue, qui de descriptive et entomologique,
volontiers ludique, est devenue plus introspective et poétique, imprégnée
de vocabulaire soufi et de transe, s'enroulant sur elle-même pour jaillir
en des échappées fulgurantes, qui ne sont pas sans poser un défi au
traducteur soucieux de restituer la richesse du sens sans étouffer l'émotion
omniprésente. S'il fallait situer ce tournant, en marquer le point d'inflexion,
nul doute qu'on le découvrirait dans les affres consécutives à la disparition
du père, événement cathartique qui déclenchera l'écriture du Livre
des illuminations...