La demeure du vent
 roman de Samar Yazbek

traduit de l'arabe (Syrie) par
Khaled Osman et Ola Mehanna

"Ce matin, je suis allée auprès de l’arbre

Ce n’est pas un chêne, ce n’est pas grave

Le lien existe pourtant, il a des feuilles

Je peux revoir dans mon œil, Ali

Je peux le revoir en train d’observer

Une feuille, les nuages, ses arbres

Je peux le revoir expérimenter la peur

La mort, le vent, les nuages, une bombe

Je peux ressentir sa souffrance ses envolées

Le délire la tyrannie la dissociation le ciel

Ce moment exact d’être en face de la mort

Ce que cela provoque d’acuité et de souvenirs

Il attend et cette attente ouvre un champ

De sensations de flash-back de poésie

Dix-neuf ans c’est jeune

Sa vie était pourtant déjà riche

De rencontres de drames d’ombres d’oiseaux

De contemplations de misères de violences

Il s’en éloigne autant que possible

N’y trouvant qu’une place digne, sereine

Dans la Demeure du vent

Il s’était destiné à être une homme

De religion et de vérité

Mais les hommes et la politique en avaient

Décidé autrement : la guerre a faim de chair

Mais le président en avait décidé autrement

La guerre a soif de sang la patrie aussi

Ali contourne tout ce qu’il peut cette fatalité

Mais ils sont trop nombreux, trop déterminés

Dix-neuf ans c’est trop jeune pour mourir

Le sol aura beau se fendre et les avaler

Il n’y aura pas plus la paix en Syrie

C’est pour cela que ce matin

Je me suis réfugiée près de l’olivier

J’aurai aimé lui offrir un rameau

Je me dis que d’arbres en arbres

Il recevra sans doute mon message

Le mycelium fera un long voyage

La connexion est inéluctable

Le lien de rigueur avec cette poésie

Mais sinon, je commanderai au vent

Puisqu’il est vital en nos deux cœurs

Je l’enverrai chargé de ma force

Et nous volerons ensemble

Au-dessus des faisceaux de lune

Puisse La Demeure du vent être

Notre refuge

Puisse mon coup de cœur monter

Plus hauts que toutes les branches

Pour le voir inscrire sur le Ciel..."



La superbe critique en poésie de Stelphique sur son site "mon féerique blog littéraire"




"J'ai été attirée par la couverture de ce texte, et découvrir une auteure syrienne m'a tenté. J'ai beaucoup apprécié ce texte avec un si beau titre poétique. La poésie est très présente dans ce texte avec un thème si difficile.J'ai pensé au Dormeur du Val d'Arthur Rimbaud...

Ali, le personnage principal de La Demeure du vent, se retrouve sur un champ de bataille, blessé. Il se met à délirer, se voit voler au-dessus des arbres. Il est un œil qui observe les obsèques de son frère, lui aussi mort à la guerre et qui est devenu martyr; il se souvient de son enfance de ses rêves, espoirs.
L'auteure nous parle de la vie dans un petit village de Syrie, dans les vallées où est cultivé le tabac, avec de belles descriptions de la nature [...]
Ce texte sur un sujet si terrible et difficile nous transporte dans les souvenirs du jeune Ali: de sa naissance à son agonie alors qu'il cherche à remonter dans un arbre et prendre son envol, comme l'avait fait sa jeune tante. Il y a de belles pages sur la nature, et en particulier la relation d'Ali avec les arbres, que ce soit la cabane qu'il a construite dans un chêne, l'arbre près duquel de la Rouquine lui raconte des légendes, que ce soit la forêt où, enfant solitaire, il aimait se cacher.
De beaux portraits de femmes jalonnent ce texte [comme] celui de la mère d'Ali, Nahla, qui après la perte de son fils aîné perdra la voix mais cultivera avec simplicité et complicité son jardin avec Ali point, [ou celui de] la Rouquine, centenaire et sorte de sorcière mais qui va l'initier à l'islam ancestral et tolérant.
Il y a aussi en petites touches des références à la vie politique de la Syrie avec le Père puis le Fils qui va entraîner le pays dans une longue guerre.
Ali a déjà perdu son frère, de nombreux villageois pleurent leur fils, et lui, enrôlé de force, va aussi périr de cette guerre.
L'auteure nous parle aussi de la religion avec le beau portrait de la Rouquine, avec ses histoires et légendes, mais aussi un vieil imam qui verrait bien Ali lui succéder, mais il y a •d'autres imams plus proches du pouvoir que de la religion (d'étranges scènes de prière en présence de miliciens armés).
L'auteure arrive à nous toucher et nous sommes avec Ali dans ses souvenirs, dans ses rêves face aux nuages, aux arbres...

Je n'avais jamais lu cette auteure syrienne qui vit en exil à Paris, mais je vais la lire.
Ce texte est très bien traduit de l'arabe (Syrie) par Khaled Osman et Ola Mehannna, qui nous entraînent dans les paysages de la Syrie dans les couleurs, dans les mets.
Un texte difficile mais avec de belles pages poétiques et qui rend ce sujet si universel."

Lecture de Gromit33 (Catherine Airaud) sur le site Babelio avril 2023






"Il chute dans l'inconnu d'un gouffre profond où la gravité n'a plus cours, tout juste perçoit-il le balancement de sa tête dans le vide. Seraient-ils en train de le descendre au fond d'une tombe?
S'agit-il de son enterrement ? Et cette tête, est-ce bien la sienne?"

En Syrie, un homme meurt au combat. Son unité et lui ont été fauchés par une bombe lâchée d'un avion. Seul rescapé, entre la vie et la mort, son esprit divague et l'emporte loin de la réalité, du charnier, du chaos...
Il revoit son village, revit son enfance et sa vie défile, pleine de beauté, de nature, de simplicité et de poésie!

"Les nuages ici ne ressemblent pas à ceux de son village. Ceux-là, il les connaissait bien et avait pris l'habitude de les voir s'élever du fond de la vallée vers les hauteurs, en suivant un parcours sinueux. Il les voyait arriver comme un épais fleuve blanc, recouvrant le monde alentour avant de l'envelopper et de lui masquer les yeux tel un bandeau. Tous les villageois vivaient ainsi au milieu de la brume, c'était leur environnement familier dans lequel ils avaient pris l'habitude de se fondre, mais Ali avait tout de même droit à sa propre cohorte de nuages, la seule à se transformer en une longue traîne qui remuait et dansait sous les regards, semblable à la queue d'un renard de forêt. Il se postait tout en haut de sa cabane pour la suivre des yeux jusqu'à sa disparition, après quoi il pouvait de nouveau distinguer la vallée et les cimes environnantes."

Raconter la guerre avec poésie... il fallait le talent de Samar Yazbek pour y parvenir! Sa langue est belle, lumineuse, envoûtante et profonde! Son verbe se fait ode et tragédie à la fois, envolée et réalité mêlées, chaos et mélopée…

"Quant aux montagnes, qui ont vécu des millénaires, qui ont connu les guerres et les flots de sang abondants, elles se sont assagies et laissées couler jusqu'au littoral, calmes et fortes de l'assurance que tout cela n'est qu'un incident passager, que ce n'est pas cette bombe de rien du tout - larguée par erreur depuis un avion survolant leur petit groupe en patrouille sur les crêtes - qui va les effrayer."

Oh oui! La virtuosité de cette autrice syrienne est unique et indéniable!
Elle m'avait touchée et bouleversée avec ses 19 femmes, et cette fois elle a fait vibrer une corde étrange en moi, celle de la langue mêlée à la souffrance, mélangée au sang, entrelacée à la vie! La poésie à l'origine, berceau du monde et de l'existence, chant de beauté et de souffrance, de lumière et d'absence. Mot de la fin quand la lumière s'éteint. Hymne de vie et de mort.
Il est des mots qui font bien plus que transporter: ils font respirer, jusqu'à la fin, au dernier souffle!

"Le vent occupe une place privilégiée dans son coeur, car il a appris à le connaître davantage encore que les nuages, la pluie et la neige. Il boit le vent, l'engloutit comme une denrée comestible lorsqu'il passe le long de ses joues avant de se loger dans sa bouche ouverte. Il le déguste littéralement, le mastique puis finit par l'avaler pour le conserver en lui, à l'intérieur de son ventre."

Merci à Samar Yazbek pour ce voyage de mots et de maux, pour cette réalité pleine de beauté et d'authenticité.

Read_to_be_wild
, lecture sur le site Babelio, janvier 2023