Copyright Editions Stock,
2023
"Il sent sur lui un poids écrasant qui est à
deux doigts de le faire sombrer dans un
gouffre de ténèbres, lorsque la voix
l’extirpe soudain de sa léthargie en
scandant son nom. Répondant à l’appel, il
lève la tête, et entend un sifflement aigu
retentir à son oreille.
Le ciel est bleu, traversé de nuages rares
et très hauts, qui défilent un par un
au-dessus de ses yeux. Ils sont proches et
lointains à la fois, différents du cortège
de nuages qu’il a aperçu quelques jours plus
tôt et qui a parcouru le ciel à toute
vitesse. Ils étaient cinq soldats, mais lui
seul connaissait les états d’âme des nuages
et leurs sautes d’humeur, comment ils
pouvaient tantôt le trahir, tantôt le
couvrir d’affection en humectant son souffle
d’une fraîcheur bienfaisante. Ils étaient
son décor de jeu sur la terrasse de la
maison, et ses compagnons de randonnée le
long des chemins de montagne escarpés.
Les nuages des jours précédents l’ont
enveloppé comme un drap avant d’humidifier
ses paupières. Il a tendu la main et les a
attrapés, d’ailleurs il pouvait sentir ses
doigts s’allonger à leur mesure, tels des
bourgeons s’ouvrant et se transformant en
branches qui s’apprêtaient à recouvrir le
sommet des montagnes. Il prenait plaisir à
lover sa tête entre eux et à se rouler dans
leur blancheur comme quelqu’un qui se
baignerait dans l’ondée, puis à y frotter
son visage, ce qu’il faisait naguère avec
les flocons de neige, y plongeant les mains,
sans toutefois rapporter autre chose que du
vide. Il en souriait intérieurement,
visualisant dans son esprit la blancheur de
son sourire ; il s’abandonnait à l’euphorie,
se laissant griser par elle malgré les mises
en garde de ses camarades soldats.
Au fond, il se moquait bien de leur avis,
c’était lui l’expert en matière de nuages,
et il avait la conviction que ceux-ci ne le
trahiraient jamais."