La demeure du vent

Roman de Samar Yazbek
traduit de l'arabe (Syrie) par Khaled Osman et Ola Mehanna

Extrait


Copyright Editions Stock, 2023


"Il sent sur lui un poids écrasant qui est à deux doigts de le faire sombrer dans un gouffre de ténèbres, lorsque la voix l’extirpe soudain de sa léthargie en scandant son nom. Répondant à l’appel, il lève la tête, et entend un sifflement aigu retentir à son oreille.

Le ciel est bleu, traversé de nuages rares et très hauts, qui défilent un par un au-dessus de ses yeux. Ils sont proches et lointains à la fois, différents du cortège de nuages qu’il a aperçu quelques jours plus tôt et qui a parcouru le ciel à toute vitesse. Ils étaient cinq soldats, mais lui seul connaissait les états d’âme des nuages et leurs sautes d’humeur, comment ils pouvaient tantôt le trahir, tantôt le couvrir d’affection en humectant son souffle d’une fraîcheur bienfaisante. Ils étaient son décor de jeu sur la terrasse de la maison, et ses compagnons de randonnée le long des chemins de montagne escarpés.

Les nuages des jours précédents l’ont enveloppé comme un drap avant d’humidifier ses paupières. Il a tendu la main et les a attrapés, d’ailleurs il pouvait sentir ses doigts s’allonger à leur mesure, tels des bourgeons s’ouvrant et se transformant en branches qui s’apprêtaient à recouvrir le sommet des montagnes. Il prenait plaisir à lover sa tête entre eux et à se rouler dans leur blancheur comme quelqu’un qui se baignerait dans l’ondée, puis à y frotter son visage, ce qu’il faisait naguère avec les flocons de neige, y plongeant les mains, sans toutefois rapporter autre chose que du vide. Il en souriait intérieurement, visualisant dans son esprit la blancheur de son sourire ; il s’abandonnait à l’euphorie, se laissant griser par elle malgré les mises en garde de ses camarades soldats.

Au fond, il se moquait bien de leur avis, c’était lui l’expert en matière de nuages, et il avait la conviction que ceux-ci ne le trahiraient jamais."